a39d2f0346f86f400c61c002_pa3867c.jpg

Éloge aux technocrates

COPENHAGEN – Dans le sillon de la crise de la dette souveraine, le présumé « déficit démocratique » de l’Union européenne est-il en train de se répandre dans chaque pays membre ? L’arrivée au pouvoir de technocrates non élus en Grèce et en Italie témoigne, du moins en surface, de l’éclatement du vieux tabou qui plane sur les gouvernements technocratiques poursuivant un programme dicté par Bruxelles.

Prenons le cas de l’Italie. La plupart des Italiens ont poussé un soupir de soulagement collectif lorsque le premier ministre Silvio Berlusconi a été remplacé par l’archétype même du technocrate, Mario Monti, un économiste respecté et ex-commissaire européen. La Grèce, elle aussi, a passé les rênes du pouvoir à un technocrate non élu, théoriquement apolitique, Lucas Papademos, ex-vice-président de la Banque centrale européenne.

Évidemment, l’UE fait face aujourd’hui à un grand nombre de problèmes, mais un soi-disant « déficit démocratique croissant » n’est pas l’un d’entre eux. En fait, ce déficit apparent a quelque chose d’une fiction politiquement commode. Des spécialistes comme Andrew Moravcsik de l’université Princeton font valoir depuis longtemps que la légitimité de l’UE ne surgit pas des urnes, mais qu’elle découle plutôt de sa capacité à apporter à ses citoyens des avantages concrets. Ce que l’UE réussit par l’intégration des marchés, ou même par l’élimination des contrôles douaniers témoigne des avantages de sa « démocratie déléguée ».

C’est d’ailleurs justement l’indépendance des eurocrates envers la politique courante qui a permis à l’Union de livrer la marchandise. Contrairement aux déclamations des politiciens eurosceptiques en Grande-Bretagne et, de plus en plus, dans les pays membres de la zone euro, le désenchantement croissant des électeurs envers la politique reflète le fossé grandissant entre les promesses et les résultats, et non l’éloignement des représentants officiels de l’UE des citoyens des États membres.

Selon un sondage inquiétant publié récemment par La Repubblica, le plus grand quotidien italien, plus de 22 % de la population italienne ne voit pas de grandes différences entre un régime autoritaire et un système de gouvernement démocratique. Un autre 10 % estime qu’un régime autoritaire est préférable à un système politique démocratique et le juge plus efficace.

Cette perte inquiétante de la confiance en la démocratie, qui n’est pas confinée à l’Italie, nous ramène à la profonde motivation sous-jacente du recours croissant des Européens à la gouvernance technocratique : à savoir le besoin de sécurité. De la fin de la Seconde Guerre mondiale à l’effondrement de l’Union Soviétique, ce qui rapprochait les citoyens européens n’était pas vraiment le rêve d’un régime démocratique à la grandeur de l’Europe, mais bien leur désir de stabilité et de sécurité.

Introductory Offer: Save 30% on PS Digital
PS_Digital_1333x1000_Intro-Offer1

Introductory Offer: Save 30% on PS Digital

Access every new PS commentary, our entire On Point suite of subscriber-exclusive content – including Longer Reads, Insider Interviews, Big Picture/Big Question, and Say More – and the full PS archive.

Subscribe Now

Aussi pendant les années d’après-guerre, le discours de l’intégration européenne était presque toujours centré sur la recherche de stabilité politique, sociale et économique. Devant les manifestations violentes dans les rues d’Athènes, de Madrid et de Rome, on comprend mieux pourquoi certaines personnes choisiraient à nouveau de privilégier leur sécurité et plus particulièrement leur sécurité économique.

Les technocrates de l’Europe ont ouvré au service de la stabilité avant d’ouvrir l’UE en 2004 aux anciens États communistes de l’Europe centrale. L'appareil bureaucratique de l’UE a joué un rôle clé pour aider ces pays à négocier la transition complexe d’une autocratie socialiste vers une démocratie capitaliste. À l’époque, peu de gens étaient au courant, car les eurocrates ne faisaient pas souvent les manchettes. Par contre, leur succès dans l’application de normes techniques aux pays candidats à l’adhésion à l’Union leur a donné une immense légitimité.

La règle tacite en Europe semble être que moins le processus est influencé par la politique, plus grande sera la légitimité des technocrates. À l’inverse, dès que la politique vient gêner une décision, la crédibilité des hauts fonctionnaires en pâtit.

La délégation de l’autorité politique aux technocrates est parfois critiquée parce que ce genre de nomination reviendrait à imposer à la souveraineté un carcan humiliant. En temps normal, ceci est inacceptable pour la plupart des citoyens. Mais en temps de crise, la voix neutre du technocrate acquiert une plus grande légitimité.

Monti, par exemple, a été l’un des premiers à sonner l’alarme à propos des finances désastreuses de l’Italie. Mais, signe de son objectivité, en août dernier, il a également indiqué les conséquences des exigences des institutions internationales non élues (dans ce cas-ci la Banque centrale européenne) voulant que certaines mesures soient prises en échange d’un soutien sur les marchés internationaux des obligations italiennes. Monti nommait cet état de fait podestà forestiero, une forme ancienne de délégation volontaire du pouvoir à des autorités étrangères qui sont maintenant logées à l'enseigne de Bruxelles, Washington et Francfort, ainsi qu’à celle de Berlin et de Paris.

L’UE est censée être une mise en commun volontaire de souverainetés nationales, mais les exigences imposées en ce moment à l’Italie (et à la Grèce) représentent un diktat d’autres nations souveraines. Un gouvernement d’unité nationale dirigé par un technocrate au lieu d’une administration menée par des politiciens élus ne change pas le fait que, d’un point de vue qualitatif, les demandes de réformes proviennent de l’étranger. Mais les électeurs en temps de crise pourraient bien être plus avisés que la plupart des politiciens. Ainsi pour ce qui est de l'homme d’État italien le plus populaire des vingt dernières années, le nom qui revient invariablement est celui de Carlo Azeglio Ciampi, un ancien gouverneur de la Banque d’Italie qui a été appelé à diriger un gouvernement intérimaire d’urgence au milieu des années quatre-vingt-dix.

Évidemment, un gouvernement technocratique est une anomalie dans la mesure où il constitue un verdict accablant du bilan de toute la classe politique d’un pays. Mais tout porte à croire que depuis plusieurs mois déjà, les citoyens des pays malmenés de la zone euro sont arrivés au même constat accablant en ce qui concerne leurs dirigeants élus.

Lao Tseu, le père fondateur du Taoïsme, a écrit que « le meilleur dirigeant est ignoré du peuple ». Devant les gouvernements d’Europe en crise qui  s’en remettent de plus en plus à des technocrates non élus, il n’est pas étonnant de voir les citoyens hocher de la tête en signe d’approbation.

https://prosyn.org/3nTwbEvfr