DJAKARTA / SINGAPOUR – La capacité des pays d’Asie à prospérer dans l’économie mondiale au cours des prochaines décennies repose sur le maintien de leurs avantages compétitifs grâce à une innovation continue. Mais pour tenir les engagements pris aux termes de l’accord de Paris su le climat, les économies de la région doivent réorganiser leur production, leur consommation et leur stratégie d’allocation des ressources, ce qui pourrait retarder l’avènement tant attendu du « siècle de l’Asie ».
Le dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur le climat montre que le réchauffement climatique est en passe d’atteindre 1,5° C au-dessus des niveaux préindustriels dès la prochaine décennie ; le besoin urgent d’accélérer les efforts pour atténuer les changements climatiques est donc devenu une priorité dans les débats qui animent la scène internationale.
En mars, peu après la mise en garde des Nations unies concernant le « compte à rebours de la bombe climatique », une réunion des banquiers centraux des États membres de l’Association des nations du Sud-Est asiatique (ASEAN) a rappelé l’importance d’un alignement des politiques nationales pour soutenir la transition verte. Deux semaines plus tard, les réunions de printemps de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international mettaient en relief la nécessité d’une réforme des institutions globales afin de répondre à la menace climatique. Et à la fin du mois d’avril, plus de cent banquiers centraux et responsables d’institutions de régulation se sont retrouvés à Singapour afin d’explorer les moyens de parvenir à la cible annuelle de 9 200 milliards de dollars consacrés d’ici 2050 aux investissements verts indispensables à la neutralité des émissions carbonées.
Confrontés à des priorités intérieures contradictoires, à des niveaux variés de prise de conscience des risques climatiques et au manque de données détaillées, les débats concernant les politiques à mener se formulent dans les termes que choisissent les pays les mieux équipés pour gérer les effets des changements climatiques. Il en résulte que malgré le consensus général sur la nécessité de diminuer les émissions de gaz à effet de serre pour éviter la catastrophe climatique, l’impact des réductions des émissions sur les économies asiatique demeure incertain.
Il existe deux grands moyens de baisser les émissions : réduire l’activité économique pour faire baisser la demande énergétique ou mettre en œuvre des mesures industrielles ciblées pour atténuer les rejets carbonés. On comprend facilement pourquoi la première option, qui suppose l’acceptation d’une croissance économique plus faible, est exclue d’emblée par nombre de pays émergents et en développement. Mais si l’on considère que les énergies fossiles fournissent plus de 80 % de la consommation énergétique en Chine, au Japon, en Corée du Sud et dans les pays de l’ASEAN – groupe qu’on désigne du nom d’ASEAN+3 –, on s’aperçoit que la seconde solution aura elle aussi de profondes implications économiques.
Le choc le plus probable serait une augmentation du coût de la vie. Pour dissuader les gens d’utiliser les énergies fossiles, les gouvernements doivent en augmenter les prix, à commencer par la suppression des subventions à l’énergie qui a joué un rôle capital de soutien aux dépenses de consommation dans la région lors du choc sur les prix de l’énergie au début de l’année 2022.
At a time when democracy is under threat, there is an urgent need for incisive, informed analysis of the issues and questions driving the news – just what PS has always provided. Subscribe now and save $50 on a new subscription.
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Néanmoins, quand bien même les dirigeants de l’ASEA N+3 rechigneraient à imposer une taxe carbone peu populaire, ils pourraient être contraints d’agir au vu de l’évolution rapide, ailleurs, des politiques climatiques, au premier rang desquelles le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières de l’Union européenne, qui établit des droits de douane sur les importations à forte empreinte carbone. Quoi qu’il en soit, les exportateurs asiatiques devront faire face à des coûts de production plus élevés, et pourraient courir le risque de perdre les positions depuis longtemps gagnées dans les échanges internationaux et les chaînes d’approvisionnement.
En outre, la réduction des émissions de gaz à effet de serre s’accompagnerait de la fermeture d’un grand nombre de centrales thermiques au charbon, bien avant qu’elles n’aient atteint la fin de leur durée de vie. En moyenne, une centrale à charbon peut fonctionner pendant environ 55 ans. Si une fermeture anticipée ne pose pas de problèmes particuliers en Europe et aux États-Unis, où la moyenne d’âge d’une centrale à charbon est à peu près de 34 et 41 ans, respectivement, la moyenne dans les pays de l’ASEAN+3 est de 11 ans plus élevée.
Hormis leurs coûts additionnels importants, les centrales thermiques à charbon fermées avant terme pourraient menacer localement les moyens d’existence et perturber les collectivités dans toute la région. Pour atténuer les effets socio-économiques non désirés d’une telle évolution, les responsables politiques asiatiques doivent garantir une transition juste, qui prenne en compte les conséquences sur les collectivités concernées. Mais étant donné les effets potentiels de la transition vers la neutralité carbone sur les finances, sur les prix de l’énergie et sur les exportations des pays de l’ASEAN+3, la région sera probablement confrontée à une période de conditions économiques difficiles avant de connaître une amélioration quelconque.
La transition vers la neutralité carbone est néanmoins une nécessité. En prenant des mesures proactives et en facilitant l’allocation des financements publics et privés aux postes où ils sont le plus nécessaires, les responsables politiques de l’ASEAN+3 pourraient apaiser les effets potentiels néfastes et maintenir la prospérité économique de la région sans porter atteinte aux efforts entrepris dans le monde pour atténuer les effets du changement climatique.
Certes, au cours des dernières années, les gouvernements de l’ASEAN+3 ont réalisé d’importants progrès dans leur soutien à la finance verte et durable. Mais le manque de transparence, d’incitations adéquates et de données entrave les capacités des responsables politiques à mettre en place un « greenium », que les investisseurs pourraient accepter de payer eu égard aux avantages perçus du financement d’instruments favorables à l’environnement.
L’absence d’une stratégie globale unifiée pour le financement de la transition, qui servirait à aider les secteurs « bruns » (fortement consommateurs de carbone) à « verdir », pose une autre difficulté aux responsables politiques. Ainsi un projet de réduction d’émissions qui remplit les critères pour un prêt bancaire dans les pays de l’ASEAN+3 pourrait ne pas être accepté pour un emprunt similaire en Europe. Faute d’une taxonomie mondiale de la transition, nombre d’investisseurs étrangers hésitent – on le comprend – à supporter les risques de l’incertitude politique et à voir leur réputation ternie par le financement des secteurs « bruns » de la région, malgré leur importance économique.
Alors que se referme rapidement la fenêtre pour une action décisive sur le réchauffement climatique, certains pourraient se demander si le « siècle de l’Asie » n’appartient pas déjà au passé. Mais si l’abandon des énergies fossiles peut entraver les pays de l’ASEAN+3 dans leur marche vers la prospérité économique de long terme, la transition vers la neutralité carbone représente aussi pour les économies d’Asie une opportunité exceptionnelle de dynamiser la croissance et de créer des emplois. Des pays comme la Chine, qui dispose d’une industrie florissante du véhicule électrique, et le Vietnam, dont les capacités dans le secteur de l’énergie solaire s’étendent, sont déjà en train de capitaliser sur la demande croissante d’énergie verte.
Il est essentiel de mobiliser des capitaux pour parvenir à la neutralité des émissions. Comme nous le rappelle William Shakespeare : « Quand l’argent va devant, tous les chemins sont ouverts. » Afin de créer une région plus verte et résiliente, nous devons réinventer la finance du climat d’une façon qui conjoigne les caractéristiques propres des économies de l’ASEAN+3 et libère leur formidable potentiel.
Masyita Crystallin est conseillère spéciale du ministre des Finances indonésien et coprésidente des sherpas de la Coalition des ministres des Finances pour l’action climatique. Marthe M. Hinolajes est économiste pour le bureau de recherches économiques de l’ASEAN+3.
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DJAKARTA / SINGAPOUR – La capacité des pays d’Asie à prospérer dans l’économie mondiale au cours des prochaines décennies repose sur le maintien de leurs avantages compétitifs grâce à une innovation continue. Mais pour tenir les engagements pris aux termes de l’accord de Paris su le climat, les économies de la région doivent réorganiser leur production, leur consommation et leur stratégie d’allocation des ressources, ce qui pourrait retarder l’avènement tant attendu du « siècle de l’Asie ».
Le dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur le climat montre que le réchauffement climatique est en passe d’atteindre 1,5° C au-dessus des niveaux préindustriels dès la prochaine décennie ; le besoin urgent d’accélérer les efforts pour atténuer les changements climatiques est donc devenu une priorité dans les débats qui animent la scène internationale.
En mars, peu après la mise en garde des Nations unies concernant le « compte à rebours de la bombe climatique », une réunion des banquiers centraux des États membres de l’Association des nations du Sud-Est asiatique (ASEAN) a rappelé l’importance d’un alignement des politiques nationales pour soutenir la transition verte. Deux semaines plus tard, les réunions de printemps de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international mettaient en relief la nécessité d’une réforme des institutions globales afin de répondre à la menace climatique. Et à la fin du mois d’avril, plus de cent banquiers centraux et responsables d’institutions de régulation se sont retrouvés à Singapour afin d’explorer les moyens de parvenir à la cible annuelle de 9 200 milliards de dollars consacrés d’ici 2050 aux investissements verts indispensables à la neutralité des émissions carbonées.
Confrontés à des priorités intérieures contradictoires, à des niveaux variés de prise de conscience des risques climatiques et au manque de données détaillées, les débats concernant les politiques à mener se formulent dans les termes que choisissent les pays les mieux équipés pour gérer les effets des changements climatiques. Il en résulte que malgré le consensus général sur la nécessité de diminuer les émissions de gaz à effet de serre pour éviter la catastrophe climatique, l’impact des réductions des émissions sur les économies asiatique demeure incertain.
Il existe deux grands moyens de baisser les émissions : réduire l’activité économique pour faire baisser la demande énergétique ou mettre en œuvre des mesures industrielles ciblées pour atténuer les rejets carbonés. On comprend facilement pourquoi la première option, qui suppose l’acceptation d’une croissance économique plus faible, est exclue d’emblée par nombre de pays émergents et en développement. Mais si l’on considère que les énergies fossiles fournissent plus de 80 % de la consommation énergétique en Chine, au Japon, en Corée du Sud et dans les pays de l’ASEAN – groupe qu’on désigne du nom d’ASEAN+3 –, on s’aperçoit que la seconde solution aura elle aussi de profondes implications économiques.
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Hormis leurs coûts additionnels importants, les centrales thermiques à charbon fermées avant terme pourraient menacer localement les moyens d’existence et perturber les collectivités dans toute la région. Pour atténuer les effets socio-économiques non désirés d’une telle évolution, les responsables politiques asiatiques doivent garantir une transition juste, qui prenne en compte les conséquences sur les collectivités concernées. Mais étant donné les effets potentiels de la transition vers la neutralité carbone sur les finances, sur les prix de l’énergie et sur les exportations des pays de l’ASEAN+3, la région sera probablement confrontée à une période de conditions économiques difficiles avant de connaître une amélioration quelconque.
La transition vers la neutralité carbone est néanmoins une nécessité. En prenant des mesures proactives et en facilitant l’allocation des financements publics et privés aux postes où ils sont le plus nécessaires, les responsables politiques de l’ASEAN+3 pourraient apaiser les effets potentiels néfastes et maintenir la prospérité économique de la région sans porter atteinte aux efforts entrepris dans le monde pour atténuer les effets du changement climatique.
Certes, au cours des dernières années, les gouvernements de l’ASEAN+3 ont réalisé d’importants progrès dans leur soutien à la finance verte et durable. Mais le manque de transparence, d’incitations adéquates et de données entrave les capacités des responsables politiques à mettre en place un « greenium », que les investisseurs pourraient accepter de payer eu égard aux avantages perçus du financement d’instruments favorables à l’environnement.
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Alors que se referme rapidement la fenêtre pour une action décisive sur le réchauffement climatique, certains pourraient se demander si le « siècle de l’Asie » n’appartient pas déjà au passé. Mais si l’abandon des énergies fossiles peut entraver les pays de l’ASEAN+3 dans leur marche vers la prospérité économique de long terme, la transition vers la neutralité carbone représente aussi pour les économies d’Asie une opportunité exceptionnelle de dynamiser la croissance et de créer des emplois. Des pays comme la Chine, qui dispose d’une industrie florissante du véhicule électrique, et le Vietnam, dont les capacités dans le secteur de l’énergie solaire s’étendent, sont déjà en train de capitaliser sur la demande croissante d’énergie verte.
Il est essentiel de mobiliser des capitaux pour parvenir à la neutralité des émissions. Comme nous le rappelle William Shakespeare : « Quand l’argent va devant, tous les chemins sont ouverts. » Afin de créer une région plus verte et résiliente, nous devons réinventer la finance du climat d’une façon qui conjoigne les caractéristiques propres des économies de l’ASEAN+3 et libère leur formidable potentiel.
Masyita Crystallin est conseillère spéciale du ministre des Finances indonésien et coprésidente des sherpas de la Coalition des ministres des Finances pour l’action climatique. Marthe M. Hinolajes est économiste pour le bureau de recherches économiques de l’ASEAN+3.