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Il faut à l'Europe un fonds de développement industriel

VARSOVIE – En 2016, Jacques Delors, ancien président de la Commission européenne affirmait que si les politiques menées dans l’UE « hypothèquent la cohésion et sacrifient les normes sociales, le projet européen n’a aucune chance de gagner le soutien des citoyens européens ». Après les élections début juin au Parlement européen, jamais ces mots n’ont paru plus pertinents.

Après les gains non négligeables obtenus par l’extrême droite, on peut s’attendre à ce que le Parlement européen donne la priorité sur les changements climatiques à des questions comme l’immigration, la sécurité et l’actuelle crise du pouvoir d’achat. Étant donné le nombre de nouveaux députés qui s’opposent au programme vert des Vingt-Sept, l’Union pourrait se voir contrainte de ralentir sa transition énergétique.

Mais plutôt que de changer de cap, l’Union européenne devrait maintenir ses objectifs climatiques et prendre exemple, quand il le faut, sur la Chine et les États-Unis. Elle devrait notamment s’inspirer de la loi de réduction de l’inflation (Inflation Reduction Act – IRA) promulguée par Joe Biden, en instaurant un programme « achetez vert et achetez européen » et en créant un Fonds européen de développement industriel (FEDI) afin de soutenir la transition énergétique.

L’un des arguments le plus souvent repris par l’extrême droite contre la transition énergétique est l’importante consommation de biens chinois et américains qu’exigerait le Pacte vert pour l’Europe. Les importations européennes de biens de technologie propre en provenance de la Chine se sont considérablement accrues ces dernières années, pour atteindre, sur l’année 2023, 23,3 milliards de dollars pour les batteries ion-lithium, 19,1 milliards de dollars pour les panneaux solaires et 14,5 milliards de dollars pour les véhicules électriques (VE).

L’IRA, quant à lui, a permis une augmentation considérable des investissements américains dans les énergies renouvelables. Ainsi les États-Unis ont-ils investi, au deuxième trimestre 2023, presque 10 milliards de dollars dans la technologie de fabrication des batteries, plus du double des sommes consacrées au deuxième trimestre 2022 aux batteries, aux panneaux solaires, aux éoliennes, aux matériaux critiques et aux VE réunis.

Dans un contexte de compétition mondiale exacerbée, l’économie de l’Union européenne se trouve en situation de double contrainte. D’un côté, ses entreprises les plus dynamiques investissent aux États-Unis plutôt qu’en Europe, de l’autre ses exportations en provenance de la Chine augmentent, surtout depuis la dernière vague de tarifs douaniers mis en place par Biden sur les biens chinois.

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On pourrait s’attendre à ce qu’un Parlement plus nationaliste améliore les perspectives du secteur industriel de l’Union. Mais les actions de grandes sociétés européennes spécialisées dans les énergies renouvelables, comme Vestas, Nordex ou Orsted ont baissé dès le lendemain des élections, traduisant les craintes du retard que pourrait prendre la transition verte après les gains réalisés par l’extrême droite.

Pour garantir la compétitivité de l’Union, les responsables politiques doivent agir énergiquement en soutien des industries critiques. Plus de 1 200 organisations, comprenant 840 grandes entreprises manufacturières, ont récemment signé la déclaration d’Anvers, en faveur d’un « Pacte industriel pour l’Europe », qui s’inscrirait dans l’agenda stratégique 2024-2029 et en constituerait l’un des ressorts essentiels. C’est le premier ministre belge Alexandre de Croo qui l’a dit avec le plus d’éloquence : « Comment allons-nous continuer à développer notre industrie européenne ? Voici la réponse : avec un Pacte industriel pour l’Europe, de même niveau que le Pacte vert pour l’Europe. »

Quatre étapes sont indispensables. Tout d’abord, les responsables politiques européens doivent admettre que le ralentissement de la transition énergétique se traduira par une érosion de la compétitivité de l’Union sur les marchés mondiaux. L’adoption de technologies non émettrices de CO2 demeure la meilleure façon de réduire nos importations de combustibles fossiles et de parvenir à l’autosuffisance énergétique. Un maintien du statu quo fragiliserait en revanche la stratégie de sécurité énergétique des Vingt-Sept et jouerait le jeu du président russe Vladimir Poutine.

Deuxièmement, la mise en place d’un FEDI est cruciale si nous voulons parvenir à l’indépendance énergétique et à la souveraineté technologique. Comme l’a montré l’adoption d’une instrument d’aide financière paneuropéen lors de la crise du Covid-19, les institutions européennes sont capables de prendre des décisions importantes et d’agir dans un délai très bref, de quelques mois, lorsque c’est nécessaire.

Troisièmement, le FEDI devrait être financé par une émission de dette commune. Pour augmenter la production de technologies vertes, notamment de véhicules électriques, de pompes à chaleur ou de panneaux photovoltaïques, un tel mécanisme de financement devrait être facilement accessible aux entrepreneurs, sans que les critères d’éligibilité soient trop contraignants. Il faut bien comprendre qu’un FEDI ne pourrait réussir sans outils de financement adéquats pour les sociétés d’énergie renouvelable dans l’Union – un avantage dont jouissent déjà les entreprises américaines grâce à l’IRA. Mais les responsables politiques devraient également conditionner ces financements à des investissements dans les capacités de production et à la création d’emplois dans les industries concernées.

Enfin, l’émission d’une dette commune devrait s’accompagner d’un effort concerté pour définir de nouvelles sources de recettes. On pourrait imaginer des droits de douane supplémentaires sur les importations d’EV chinois. La taxation des plateformes numériques et des importations de plastique pourrait aussi constituer une piste.

Historiquement, les fonds européens ont été alloués au titre des politiques de cohésion de l’Union et en fonction du PIB par habitant dans les États membres. Mais l’instrument NextGenerationEU, mis en place en 2020 pour aider les États membres à surmonter la pandémie, a établi un précédent, en allouant 800 milliards d’euros d’aides et de prêts distribués en fonction des incidences de la crise du Covid-19 sur chaque économie.

De la même façon, les fonds d’un FEDI devraient être alloués en fonction des besoins des différentes industries domestiques et de la contribution des secteurs concernés au PIB des États membres respectifs. De sorte que l’essentiel des fonds irait à des pays au secteur industriel relativement développé, comme l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne, la France, la Pologne, les Pays-Bas, l’Irlande et la Belgique.

Il est probable qu’une telle approche rencontre de la part des autres États membres une certaine résistance, mais il est crucial de faciliter la reprise industrielle de l’Union. Pour rester compétitive dans l’économie mondiale d’aujourd’hui, l’Union européenne doit accélérer sa transition énergétique. Un FEDI est une étape nécessaire dans cette voie.

Traduit de l’anglais par François Boisivon

https://prosyn.org/0lHOVotfr