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Les partis politiques doivent survivre

BERLIN – La récente convention d’investiture du parti républicain, aux États-Unis, fut un scandale à plus d’un titre – du dévoiement de la Maison Blanche en support de propagande de la campagne (en violation de la loi Hatch de 1939 et des usages établis) et des mensonges éhontés proférés par les orateurs au défilé des membres de la famille Trump. Dans ce spectacle tape-à-l’œil d’un Grand Old Party transformé en succursale de la Trump Organization, une chose s’est avérée particulièrement choquante : le parti n’avait aucun programme. Le seul objectif des républicains était apparemment de « soutenir avec enthousiasme la vision du président pour l’Amérique d’abord ».

On peut considérer, d’une certaine façon, qu’éviter de communiquer un programme politique est une stratégie intelligente en vue d’isoler le parti de l’individu Donald Trump. S’il advenait que le président sortant perde les élections de novembre, la faute en incomberait alors à son impopularité, et la direction du GOP pourrait d’autant mieux s’en laver les mains ; les principes intangibles du parti demeureraient saufs.

Mais il est plus vraisemblable que le mélange toxique de polarisation et de division partisane qui caractérise aujourd’hui l’Amérique ait atteint là un nouveau sommet. Après avoir été complètement vidé de sa substance, l’un des principaux partis politiques du pays au moins est désormais incapable de remplir son rôle démocratique élémentaire.

Ce rôle requiert que les partis ne se contentent pas d’offrir un choix à l’électorat, mais décident aussi de la façon dont seront menés les combats politiques. En séduisant certains groupes plutôt que d’autres, les partis dessinent les limites de leur action ; en privilégiant sur d’autres certaines lignes de clivage, ils composent des coalitions qui arboreraient un visage très différent si l’accent avait été placé sur d’autres sujets également importants.

La raison d’être de la démocratie n’est pas de forger un consensus en toute matière, mais plutôt de gérer les intérêts et les volontés en conflit. La démocratie peut en revanche se déliter lorsque des partis ou des responsables politiques diabolisent ouvertement les autres prétendants au pouvoir ou leur nient toute légitimité. De telles manœuvres ont longtemps constitué la spécialité des populistes de droite, qui se sont livrés à des guerres culturelles en vue de réduire les conflits politiques à des questions d’appartenance. Partant, plutôt que de discuter les arguments de ses opposants, Trump vilipende leurs critiques au prétexte qu’elles sont « inaméricaines ».

Comme l’ont montré les professeurs et chercheurs en sciences politiques Jacob S. Hacker et Paul Pierson, la propension du GOP à mener des guerres culturelles doit beaucoup au fait que son programme de politique économique est profondément impopulaire. Ayant diminué les impôts des plus riches et totalement échoué face au Covid-19, Trump et son parti doivent distraire l’attention de leurs électeurs potentiels des questions matérielles.

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Ce « populisme ploutocrate », démontrent Hacker et Pierson, résulte d’une inaptitude absolue à produire des idées politiques nouvelles. Les républicains n’ont fait que s’obstiner à réduire les impôts et à déréguler inconsidérément, s’avérant dans le même temps incapables d’offrir une option de rechange cohérente à la loi de 2010 sur les soins abordables (l’« Obamacare »), qu’ils sont toujours censés remplacer d’un jour à l’autre par « un truc formidable ».

De même que le GOP confie son identité à des sous-traitants des guerres culturelles, actifs sur les sites Web et les chaînes câblées d’extrême-droite, il confie son travail intellectuel à des groupes de réflexion plus désireux de satisfaire leurs donateurs que de formuler des propositions politiques efficaces capables de rallier les suffrages.

Ces problèmes ne concernent évidemment pas que les Américains. Dans tout l’Occident, les partis traditionnels sont mis au défi par des parvenus qui ne s’embarrassent pas de débats internes, sans parler de souscrire à des procédures de décisions démocratiques. Aux Pays-Bas, le parti du populiste d’extrême-droite Geert Wilders n’a que deux adhérents officiels : Wilders lui-même et une fondation dont il est l’unique membre. Et il en va de même au Royaume-Uni, où le parti du Brexit revendique plus de 11 000 « soutiens payants », mais n’est en réalité qu’une société à responsabilité limitée, avec quatre administrateurs, un seul étant déclaré comme « personne dont l’autorité compte » : Nigel Farage, Brexiter omniprésent et entrepreneur en série de la polarisation politique.

Certes, les partis ne sont pas des cercles de débats contradictoires ; ils sont néanmoins censés produire des idées nouvelles et des projets politiques, tâche dont il demeure peu probable que l’assument le spectacle d’un humoriste ou une quelconque entreprise familiale. Si les partis doivent représenter certains principes, que partagent leurs membres, les établir n’est jamais sans litiges, et leur respect ne survient pas automatiquement.

Lyndon B. Johnson, alors président des États-Unis, fit un jour remarquer que « ce que veut l’homme de la rue, ce n’est pas un grand débat sur les questions fondamentales ; il veut quelques soins médicaux, un tapis par terre, une photo au mur. » Mais comme devait l’apprendre à ses dépens le parti démocrate de Johnson, « quelques soins médicaux » peuvent devenir l’enjeu d’un conflit de principe.

Le sort de ces combats ne se décide pas seulement entre adversaires de partis différents ; les débats internes, ouverts, pluralistes, sont également nécessaires. Lorsque les différends sont réglés de cette façon, il est plus probable que les perdants acceptent leur défaite et demeurent fidèles au parti. En revanche, les acclamations des masses, comme celles que le GOP met en scène pour Trump, conduisent souvent vers la sortie certains membres du parti.

Le signe distinctif d’un parti en bonne santé est sa capacité à ramener dans ses rangs des gens dont l’engagement militant résiste au temps. Et ce sont paradoxalement les partis qui permettent à leurs membres de manifester leurs critiques sans être assimilés à des traîtres qui suscitent finalement les plus profondes fidélités.

Il ne s’agit pas ici d’idéaliser la démocratie participative au sein des partis. Il existe pourtant une raison pour laquelle les constitutions de l’Allemagne, de l’Espagne et du Portugal, par exemple, prescrivent le pluralisme dans les partis. En habituant les gens au débat démocratique et en les contraignant à considérer la validité du point de vue adverse, ce modèle incarne ce qui a précisément été perdu en une période d’intense polarisation politique.   

Les probabilités de voir un gouvernement exercer un pouvoir autoritaire sont plus importantes lorsque le parti auquel il est confié est lui-même régi par un fonctionnement autoritaire. Un système de partis politiques fonctionnant correctement ne suffit pas à la démocratie, mais il lui est nécessaire. Si l’État ne peut exiger des partis que les débats internes y soient vigoureux, la législation peut énoncer les principes de pluralisme et de responsabilité qui doivent y prévaloir, et elle le devrait. Les sociétés à responsabilité limitée et les entreprises familiales ont leur place dans la société, qui n’est pas de décider des politiques publiques.  

Traduit de l’anglais par François Boisivon

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