tractor Yuri Smityuk/TASS/Getty Images

L’ascension des barons de l’alimentation

BERLIN – Les critiques adressées au secteur de l’agro-industrie, accusé de contribuer par ses pratiques au changement climatique, à la destruction de l’environnement et à la pauvreté en milieu rural, ne sont pas nouvelles. Presque aucunes mesures n’y ont pourtant été prises pour améliorer la qualité et la durabilité, ou pour promouvoir la justice sociale.

Cela n’a rien de surprenant. La concentration du marché dans le secteur agricole est en hausse, en raison de la demande croissante de matières premières agricoles pour l’alimentation des humains et du bétail ou pour la production d’énergie. Avec le développement des classes moyennes, les habitudes de consommation et d’alimentation des pays du Sud ont changé, augmentant considérablement la demande d’aliments transformés – et provoquant la ruée vers ce nouveau marché des entreprises multinationales de l’agriculture, de la chimie et de l’alimentation.

Si les acteurs les plus importants du secteur rachètent depuis des années leurs concurrents plus faibles, aujourd’hui, grâce à des financements apportés par des investisseurs venus bien souvent de secteurs totalement différents, les rachats s’opèrent aussi entre groupes de même taille.

Ainsi dans le secteur des semences et de l’agrochimie, Bayer, deuxième producteur mondial de pesticides, est-il sur le point d’acquérir Monsanto, premier producteur de semences, pour une somme de 66 milliards d’euros (74 milliards de dollars). Si les États-Unis et l’Union européenne approuvent la transaction, ce qui semble probable, trois conglomérats – Bayer-Monsanto, Dow-DuPont et ChemChina-Syngenta – contrôleront à eux seuls 60% du marché mondial des semences et de l’agrochimie. « Baysanto » serait propriétaire de presque tous les plants génétiquement modifiés de la planète.

D’autres fusions importantes sont d’ores et déjà annoncées, et le marché agricole mondial pourrait offrir, à la fin de l’année 2017, un visage très différent de celui qu’il avait en début d’année. Chacun des trois principaux conglomérats se sera encore rapproché de son but, à savoir la domination des marchés mondiaux de semences et de pesticides – au point qu’ils pourront tous trois dicter quels produits agricoles, à quel prix et de quelle qualité, seront consommés dans le monde.

Le secteur agrotechnique connaît des évolutions similaires à celles du secteur des semences. Les cinq plus grosses entreprises y représentent 65% du marché, où Deere & Company, à qui appartient la marque John Deere, occupe la première place. En 2015, Deere & Company a annoncé que ses ventes se montaient à 29 milliards de dollars, plus que les 25 milliards réalisés par Monsanto et Bayer dans la vente de semences et de pesticides.

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Les opportunités les plus prometteuses des industries alimentaires tiennent aujourd’hui à l’informatisation de l’agriculture. Le processus en est encore à ses débuts, mais il prend de l’ampleur et finira par couvrir tous les domaines de la production. Bientôt, l’épandage des pesticides sera assuré par des drones, les bestiaux seront équipés de capteurs qui enregistreront les quantités de lait produites et les déplacements, et qui permettront de calculer les rations alimentaires, les tracteurs seront guidés par GPS, et les semoirs, gérés par des applications, détermineront la distance optimale entre les plans et les rangs en fonction de la qualité du sol.

Pour maximiser les profits engendrés par les nouvelles technologies, les entreprises qui dominent déjà la chaîne de valeur ont commencé à coopérer les unes avec les autres. John Deere et Monsanto joignent désormais leurs efforts. L’usage conjoint des données de masses sur les sols et la météo, des nouvelles technologies agricoles, des semences génétiquement modifiées et des dernières évolutions de l’agrochimie permettra à ces entreprises de réaliser d’importantes économies, de protéger les ressources naturelles et de maximiser les rendements agricoles dans le monde.

Mais si l’avenir, ainsi dessiné, s’annonce bien pour les plus grandes entreprises mondiales, il ne résout pas les problèmes environnementaux et sociaux associés à l’agriculture industrialisée. Les équipements informatiques demeureront inaccessibles à la plupart des agriculteurs, notamment dans les pays du Sud. La vieille antienne, « croître ou partir »,  deviendra « s’informatiser ou disparaître ». Le groupe ETC, une organisation non-gouvernementale américaine, a déjà modélisé un scénario qui voit les grandes entreprises de l’agrotechnologie prendre le dessus et absorber les producteurs de semences et de pesticides. Lorsque nous en serons rendus là, une poignée d’entreprises décideront de tout ce que nous mangerons.

Bien évidemment, ces problématiques de concentration s’appliquent aux autres maillons de la chaîne de valeur, en l’occurrence au commerce agricole et à la grande distribution. Et si la transformation des aliments n’est pas encore intégrée au niveau mondial, elle est dominée au niveau régional par des entreprises comme Unilever, Danone, Mondelez et Nestlé, dont les bénéfices seront d’autant plus importants que se substitueront aux aliments frais ou peu transformés des aliments déjà préparés – pizzas surgelées, soupes en boîte ou plats « cuisinés ».

Ce modèle économique a beau être lucratif, il est étroitement associé à l’obésité, au diabète et à d’autres maladies chroniques. Pire encore, les entreprises agro-alimentaires profitent elles-mêmes de la prolifération des maladies liées à l’alimentation, dont elles sont en partie responsables, en mettant sur le marché des plats préparés « sains », enrichis en protéines, en vitamines, en probiotiques et autres acides gras omega-3.

Ainsi prennent-elles sur les marchés des positions dominantes, aux dépens de ceux qui sont à l’origine de la chaîne de valeur : agriculteurs et travailleurs. Les règles de l’Organisation internationale du travail (OIT) assurent à tous les travailleurs le droit de s’organiser, interdisent le travail forcé et le travail des enfants et proscrivent les discriminations raciales et de genre. Mais les violations du droit du travail sont devenues la norme, car les tentatives d’application des règles de l’OIT se heurtent à des intimidations, tandis que les militants syndicaux sont menacés, renvoyés, voire assassinés.

Dans ce climat peu favorable, les normes de salaire minimum, de rémunération des heures supplémentaires et de sécurité sur les lieux de travail sont ouvertement négligées. Ce qui pénalise particulièrement les femmes, moins payées que leurs homologues masculins et qui doivent souvent se résigner à des emplois saisonniers ou temporaires.

Aujourd’hui, 800 millions de personnes dans le monde souffrent de la faim et la moitié d’entre elles sont de petits agriculteurs ou des travailleurs liés au secteur agricole. Leur sort ne s’améliorera guère si les quelques entreprises qui dominent déjà le secteur deviennent plus puissantes encore.

Traduction François Boisivon

https://prosyn.org/kigyjfZfr