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Réalisme sur le réalisme en politique étrangère

CAMBRIDGE – La crise actuelle en Ukraine a-t-elle été causée par un manque de réalisme dans la politique étrangère américaine ? Selon certains analystes, le désir progressiste de répandre la démocratie est ce qui a conduit l'expansion de l'OTAN jusqu'aux frontières de la Russie, ce qui a fait que le président russe Vladimir Poutine s'est senti de plus en plus menacé. De ce point de vue, il n'est pas surprenant qu'il réponde en exigeant une sphère d'influence analogue à celle que les États-Unis avaient autrefois affirmée en Amérique latine avec leur doctrine Monroe.

Mais il y a un problème avec cet argument réaliste : la décision de 2008 de l'OTAN (fortement encouragée par l'administration George W. Bush) d'inviter la Géorgie et l'Ukraine à rejoindre l'Alliance ne peut pas être qualifiée de progressiste, ni n'a été motivée par des progressistes. En avançant de arguments de ce genre, les réalistes soulignent les conséquences de la Première Guerre mondiale, lorsque le progressisme du président américain Woodrow Wilson a contribué à une politique étrangère légaliste et idéaliste qui a finalement échoué à empêcher la Seconde Guerre mondiale

En conséquence, durant les années 1940, des universitaires tels que Hans Morgenthau et des diplomates comme George Kennan ont averti les Américains qu'ils devaient désormais fonder leur politique étrangère sur le réalisme. Comme Morgenthau l'a expliqué en 1948, « l'État n'a pas le droit de laisser sa désapprobation morale à l'égard de la violation de liberté mettre un terme à une action politique réussie ». Ou, selon les termes plus récents du politologue John Mearsheimer de l'Université de Chicago : « les États opèrent dans un monde d'entraide dans lequel la meilleure façon de survivre est d'être aussi puissant que possible, même si cela nécessite la mise en œuvre de politiques impitoyables. Ce n'est pas une belle histoire, mais il n'y a pas de meilleure choix possible si la survie est l'objectif primordial d'un pays. »

Dans un célèbre exemple historique de cette approche, Winston Churchill, en 1940, a ordonné une attaque sur des navires de la marine française, en tuant ainsi quelque 1 300 alliés de la Grande-Bretagne plutôt que de laisser la flotte tomber entre les mains d'Hitler. Churchill a également autorisé le bombardement d'objectifs civils allemands.

Mais bien que de nombreux observateurs aient justifié ces décisions lorsque la survie de la Grande-Bretagne était en jeu, ils ont condamné le bombardement de Dresde en février 1945, parce que la victoire en Europe était déjà assurée à ce stade. Churchill pouvait invoquer la nécessité de la survie pour justifier sa transgression de règles morales dans les premiers jours de la guerre, mais il avait tort de continuer à persister dans ce sens par la suite, alors que la survie n'était pas mise en doute.

En général, ces situations désespérées sont rares et la plupart des dirigeants sont éclectiques dans la sélection des cartes mentales qui leur permettent de tracer leur voie dans le monde. Par conséquent, lorsqu'on a demandé à Donald Trump d'expliquer sa réaction très mesurée au meurtre du journaliste saoudien Jamal Khashoggi, il a déclaré: « L'Amérique d'abord ! Nous vivons dans un monde très dangereux ! »

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Quand les réalistes décrivent le monde comme si les choix moraux n'existaient pas, ils ne font que dissimuler leur propre choix. La survie passe peut-être au premier plan, mais ce n'est pas la seule valeur qui mérite d'être défendue. La plupart des politiques internationales actuelles ne concernent pas du tout la survie. Le réaliste intelligent n'incitera peut-être pas l'OTAN à étendre son adhésion à l'Ukraine, mais ne soutiendra pas non plus l'abandon de ce pays.

Après tout, un réaliste intelligent connaît différents types de pouvoir. Aucun président ne peut diriger chez lui ni à l'étranger sans pouvoir ; mais le pouvoir ne se limite pas aux bombes, aux balles ni aux ressources. Il y a trois façons d'amener les autres à faire ce que vous voulez : la coercition (bâton), le paiement (carottes) et l'attraction (pouvoir de convaincre). Une pleine compréhension du pouvoir englobe les trois aspects.

Si d'autres pays du monde associent un pays à certaines positions morales, cette reconnaissance confère un pouvoir de convaincre. Mais comme le pouvoir de convaincre est lent et rarement suffisant en soi, les dirigeants seront toujours tentés de déployer le pouvoir de contraindre : de coercition ou de paiement. Ils doivent garder à l'esprit que, lorsqu'ils sont seuls, le pouvoir de contraindre peut impliquer des coûts plus élevés que lorsqu'il est combiné au le pouvoir de convaincre de l'attraction. L'Empire romain ne reposait pas seulement sur ses légions, mais également sur l'attrait de la culture romaine.

Dans les premiers temps de la Guerre froide, l'Union soviétique jouissait d'une bonne partie de son pouvoir de convaincre en Europe, parce qu'elle s'était opposée à Hitler. Mais elle a dilapidé cette bonne volonté lorsqu'elle a utilisé le pouvoir de contraindre militaire pour réprimer les mouvements de liberté en Hongrie en 1956 et en Tchécoslovaquie en 1968. Les États-Unis, en revanche, ont combiné une présence militaire en Europe après la Seconde Guerre mondiale à une aide pour soutenir la reprise européenne dans le cadre du Plan Marshall.

Le pouvoir de convaincre d'un pays repose sur sa culture, ses valeurs et ses politiques (lorsqu'elles sont considérées par d'autres comme légitimes). Dans le cas de l'Amérique, le pouvoir de convaincre a souvent été renforcé par les récits que les présidents américains utilisent pour expliquer leurs politiques étrangères. John F. Kennedy, Ronald Reagan et Barack Obama, par exemple, ont présenté leurs politiques de manière à s'attirer le soutien à la fois sur le plan intérieur et à l'étranger, tandis que Richard Nixon et Trump ont moins réussi à convaincre ceux qui n'étaient pas aux États-Unis.

Dans un monde d'États souverains, il est inévitable de faire preuve de réalisme dans l'élaboration de la politique étrangère. Mais trop de réalistes s'arrêtent là, plutôt que de reconnaître les mérites du cosmopolitisme et du progressisme dans ce débat. Le réalisme est donc une base nécessaire mais insuffisante pour la politique étrangère.

La question est une question de degré. Puisqu'il n'y a jamais de sécurité parfaite, une administration doit décider de la quantité de sécurité qui sera assurée avant d'intégrer d'autres valeurs telles que la liberté, l'identité ou les droits dans sa politique étrangère. Les choix de politique étrangère opposent souvent des valeurs à des intérêts pratiques ou commerciaux, comme lorsque les États-Unis décident de vendre des armes à des alliés autoritaires, ou de condamner la Chine pour ses antécédents en matière de droits de l'homme. Lorsque les réalistes considèrent ces compromis comme semblables à la décision de Churchill d'attaquer la flotte française, ils ne font qu'esquiver les questions morales difficiles. 

Mais le président Joe Biden ne peut ignorer la question. Son défi diplomatique actuel consiste à trouver un moyen d'éviter la guerre sans abandonner l'Ukraine ou les valeurs qui soutiennent le pouvoir de convaincre et le réseau d'alliances de l'Amérique.

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