rodrik232_ ROBERTO SCHMIDTAFP via Getty Images_trumpflag Roberto Schmidt/AFP via Getty Images

L'affrontement à venir dans le cercle de Trump

CAMBRIDGE – Alors que Donald Trump est parvenu à reconquérir la Maison-Blanche en surfant sur une vague d’hostilité populaire contre les « élites », les collaborateurs du président américain comptent eux-mêmes parmi les principaux membres de l’establishment et de la ploutocratie. Comme lors de son premier mandat, le riche et célèbre homme d’affaires s’est entouré d’un mélange de politiciens républicains, de financiers de Wall Street et de nationalistes économiques. Une nouveauté intervient néanmoins, ces trois groupes étant cette fois-ci rejoints par les membres de la techno-droite, représentée notamment par Elon Musk, l’individu le plus fortuné de la planète.

Ce qui unit ces différents groupes, du moins pour l’heure, ce n’est pas le caractère de Trump, ni son leadership, qui laissent tous deux à désirer, mais plutôt la conviction selon laquelle leur agenda spécifique sera davantage favorisé sous Trump que sous l’alternative la plus probable. Les républicains conservateurs souhaitent moins d’impôts et de réglementations, tandis que les nationalistes économiques entendent combler le déficit commercial et rétablir l’industrie manufacturière américaine. Les absolutistes de la liberté d’expression espèrent mettre fin à ce qu’ils considèrent comme une « censure woke », tandis que la techno-droite veut avoir les coudées franches pour mettre en œuvre sa propre vision de l’avenir.

Indépendamment du projet spécifique des uns et des autres, ces groupes considèrent tous Kamala Harris (et Joe Biden) comme un obstacle, et Trump comme un allié prometteur. Dans leurs rangs, beaucoup ne s’opposent pas à la démocratie en soi, mais l’idée semble consister à passer outre l’autoritarisme de Trump, et par conséquent à le faciliter, tant que leur agenda demeurera favorisé. Interrogez-les sur les pulsions antidémocratiques de Trump, sur son mépris pour l’État de droit, et ils auront tendance à jouer sur les mots, à dédramatiser les risques.

Au cours du premier mandat de Trump, j’avais confié mon inquiétude concernant le président à l’un de ses principaux conseillers économiques (un nationaliste économique). Celui-ci avait alors balayé mes craintes d’un revers de la main, faisant valoir que les Démocrates et l’État administratif constituaient des menaces plus sérieuses. En fin de compte, c’est seulement la détermination de son patron dans l’imposition de droits de douane qui lui importait, pas les conséquences potentielles pour la démocratie.

De même, dans un récent podcast du journaliste Ezra Klein pour le New York Times, Martin Gurri, qui appartient à la catégorie des absolutistes de la liberté d’expression, explique que son propre soutien à Trump est principalement motivé par la répression menée par l’administration Biden contre la libre expression. Biden a « pour ainsi dire ordonné aux plateformes [de réseaux sociaux] d’adhérer aux normes européennes de bonne conduite sur Internet », affirme Gurri. Or, les limites mises en place par Trump contre la liberté d’expression des fonctionnaires et des entités privées financées par l’État sont d’ores et déjà beaucoup plus flagrantes. Même lorsqu’il concède que Trump pourrait finir par prendre des mesures « encore plus restrictives », Gurri ne semble pas préoccupé. Quand vient l’heure des choix, la volonté de décimer la culture woke l’emporte visiblement sur la défense du Premier amendement.

Ces élites qui entourent Trump faisant primer leurs agendas étroits sur les principes démocratiques, le risque de dérive vers l’autoritarisme devrait sauter aux yeux de tous. On peut fort heureusement s’attendre à ce que ces agendas concurrents entrent bientôt en conflit, provoquant l’implosion de la coalition Trump.

Winter Sale: Save 40% on a new PS subscription
PS_Sales_Winter_1333x1000 AI

Winter Sale: Save 40% on a new PS subscription

At a time of escalating global turmoil, there is an urgent need for incisive, informed analysis of the issues and questions driving the news – just what PS has always provided.

Subscribe to Digital or Digital Plus now to secure your discount.

Subscribe Now

Les lignes de fracture les plus nettes se situent entre les nationalistes économiques et la techno-droite. Les deux camps se considèrent comme antisystème, et entendent rompre avec un régime qui, selon eux, leur a été imposé par les élites du Parti démocrate. Pour autant, ils incarnent deux visions très différentes de l’Amérique et de la nécessaire trajectoire du pays.

Le camp des nationalistes économiques entend revenir au glorieux passé de prospérité industrielle des États-Unis, tandis que celui de la techno-droite envisage un avenir utopique fondé sur l’IA. Le premier croit en la sagesse et le bon sens des citoyens, l’autre uniquement en la technologie. L’un souhaite mettre un terme à l’immigration de manière générale, tandis que l’autre accueille à bras ouverts les nouveaux arrivants qualifiés. L’un est attaché à son territoire, l’autre pour l’essentiel à la mondialisation. L’un entend démanteler la Silicon Valley, l’autre la renforcer. L’un pense qu’il faut taxer les plus fortunés, l’autre qu’il convient de les dorloter.

Les nationalistes-populistes prétendent s’exprimer au nom de ceux que la révolution technologique de Musk risque de laisser sur le bord du chemin. Il n’est donc pas surprenant que ce camp méprise profondément les « technoféodalistes » de la Silicon Valley. Steve Bannon, l’une des principales voix des nationalistes économiques (bien entendu diplômé de la Harvard Business School), va jusqu’à qualifier Musk d’« immigrant illégal parasite ». Musk et tout ce qu’il représente doivent être « stoppés », prévient Bannon. « Si nous ne l’arrêtons pas [...] maintenant, il détruira non seulement ce pays, mais également le monde entier. »

Bien qu’il ne fasse pas partie de l’actuelle administration Trump, Bannon est une figure majeure du mouvement MAGA (« Make America Great Again »), et entretient des liens étroits avec de nombreux hauts responsables du gouvernement. C’est toutefois Musk qui semble avoir la confiance de Trump aujourd’hui. Le Bureau ovale a donné carte blanche au « Department of Government Efficiency » (DOGE) de Musk, et Trump lui-même encourage Musk à se montrer plus agressif.

C’est une constante chez les dirigeants personnalistes tels que Trump : dresser ses alliés (ou plutôt ses courtisans) les uns contre les autres, afin qu’aucun d’entre eux n’accumule trop de pouvoir. Trump pense certainement qu’il pourra demeurer au sommet, et tirer avantage des conflits. Seulement voilà, cette tactique fonctionne lorsque la concurrence entre différents groupes porte sur les ressources et les rentes de l’État, pas sur différents systèmes de croyance et idéologies.

Sachant le degré élevé de divergence entre les visions du monde et les préférences politiques qui animent l’administration Trump, un affrontement apparaît quasiment inéluctable. Qu’adviendra-t-il ensuite ? Assisterons-nous à une paralysie, ou l’un des groupes affirmera-t-il sa domination ? Les Démocrates parviendront-ils à tirer parti de la fracture ? Le trumpisme sera-t-il discrédité ? Les perspectives de la démocratie américaine seront-elles ravivées ou encore plus réduites ?

Quelle que soit l’issue, la tragédie réside en ce que les électeurs de la classe ouvrière les moins instruits, qui ont adhéré en masse au message anti-élitiste de Trump, demeureront les grands perdants. Aucune des ailes concurrentes de la coalition Trump ne leur propose de vision convaincante. Il en va de même pour les nationalistes économiques (malgré leur discours), dont les aspirations reposent sur une relance irréaliste des emplois manufacturiers.

Tandis que ces différentes élites combattront pour leur propre vision de l’Amérique, l’agenda politique nécessaire d’urgence pour créer une économie de classe moyenne dans une société post-industrielle demeurera plus insaisissable que jamais.

https://prosyn.org/mXl13ZDfr