MONTRÉAL – Au mois de novembre 2019, après deux semaines de négociations difficiles dans le cadre de la Conférence des Nations Unies sur la biodiversité à Charm el-Cheikh en Égypte, 196 États ont convenu de règles rigoureuses concernant l’utilisation de la technologie dite du forçage génétique. Compte tenu des conséquences majeures de cette technologie qui conduit un ensemble particulier de gènes à se propager au sein d’une population – jusqu’à la transformer profondément voire l’éliminer – ces règles sont plus que nécessaires. Mais sont-elles suffisantes ?
Certains États auraient préféré un moratoire total sur la libération d’organismes conducteurs d’expression génétique – vision que partagent de nombreuses populations autochtones, défenseurs de la souveraineté alimentaire, et organisations de la société civile en Afrique. L’accord final de l’ONU coupe la poire en deux, en reconnaissant des « incertitudes » inhérentes à l’utilisation des conducteurs d’expression génétique – que leurs détracteurs qualifient d’« exterminateurs génétiques » – ainsi qu’en appelant les gouvernements à exercer une grande prudence dans la libération d’organismes de forçage génétique à des fins de recherche expérimentale.
En vertu de l’accord, ces expérimentations doivent uniquement être conduites lorsqu’ont été menées « des évaluations consciencieuses du risque, au cas par cas », et que « des mesures de gestion du risque sont mises en place pour éviter ou minimiser les effets négatifs potentiels ». Par ailleurs, les organisations cherchant à libérer des organismes conducteurs d’expression génétique sont tenues d’obtenir le « consentement préalable, libre et éclairé » des communautés susceptibles d’être affectées.
En l’état actuel des choses, rien de tout cela ne semble être appliqué. Prenons le cas de Target Malaria, plus grande organisation mondiale à effectuer des expérimentations de forçage génétique, dont les employés figuraient parmi les équipes officielles de négociation dans deux pays africains au moins, avec pour mission de faire obstacle aux restrictions les plus poussées.
Il est prévu que Target Malaria débute prochainement l’exécution d’un programme dans l’ouest et le centre de l’Afrique, consistant à libérer des moustiques « mâles stériles » génétiquement modifiés (non conducteurs d’expression génétique) dans les villages de Bana et Sourkoudingan au Burkina Faso, une étape préalable à la libération ultérieure de moustiques conducteurs d’expression génétique. L’objectif consiste à réduire la population des espèces transmettrices du parasite qui provoque le paludisme.
L’organisation Target Malaria a-t-elle recueilli un semblant de « consentement préalable, libre et éclairé » de la part des villages ? Rien n’est moins sûr. Certes, Target Malaria a publié plusieurs vidéos de populations locales favorables au projet, auxquelles se sont présentés un certain nombre de reporters. Pour autant, lorsque j’ai moi-même voyagé en toute indépendance vis-à-vis de Target Malaria, afin de rencontrer les populations locales susceptibles d’être affectées, j’ai recueilli des réactions tout autres, que je rapporte dans un court métrage.
Lors de mes deux déplacements visant à aborder le projet avec les populations locales des régions concernées du Burkina Faso – le premier accompagné de deux militants, le deuxième d’un traducteur – une tendance claire s’est dégagée. Les autorités politiques du centre de Bana, qui avaient connaissance du projet Target Malaria, se sont montrées étrangement hostiles à notre égard. Cécile Macé, en reportage pour le journal français Libération, s’est heurtée à des difficultés similaires en tentant d’accéder à Bana et Sourkoudingan.
En périphérie des villages – à une distance encore proche des lieux de libération des moustiques – les habitants étaient plus à l’aise face à nos interviews. Ils connaissant également beaucoup moins le projet Target Malaria, et le forçage génétique en général. Sur ces deux sujets, l’information n’émane en effet que d’une seule et unique source : l’organisation Target Malaria elle-même.
Les villages alentours semblaient également insuffisamment informés. Les organismes conducteurs d’expression génétique ont vocation à se propager indéfiniment, sachant par ailleurs que les moustiques, notamment femelles, peuvent suivre les courants aériens à des altitudes relativement élevées (40 à 290 mètres), où les vents sont susceptibles de les propager à plusieurs centaines de kilomètres. Il s’agirait donc de recueillir un consentement bien au-delà du point de libération.
Or, dans le village de Nasso, proche de Bana, les autorités nous ont confié qu’ayant certes rencontré Target Malaria, elles avaient encore des questions et inquiétudes concernant les effets négatifs potentiels de la libération des moustiques. Les groupes de la société civile opérant au sein et aux alentours des villages tests n’ont pas non plus été suffisamment consultés concernant le travail de Target Malaria.
Au fur et à mesure des mes interviews, il m’est apparu de plus en plus clairement que les populations locales n’avaient pas été invitées à débattre véritablement activement du projet Target Malaria, et encore moins en mesure de formuler leur consentement éclairé. Au contraire, plusieurs des personnes que j’ai interrogées souhaitaient que la libération expérimentale de moustiques génétiquement modifiés soit stoppée jusqu’à ce que les risques et effets aient été suffisamment étudiés, et jusqu’à ce que la société civile du Burkina Faso ait été pleinement informée.
Le manque de respect dont fait preuve Target Malaria à l’égard du consentement se retrouve dans le propre discours de l’organisation, qui évite le terme non équivoque de « consentement », préférant employer régulièrement des expressions de type « engagement » et « acceptation de la communauté ». Ce choix indique sans doute que les dirigeants de l’organisation ont d’ores et déjà décidé de procéder à la libération.
Cette conclusion probable est renforcée par le fait qu’après la conférence des Nations Unies, Target Malaria ait tenté d’établir une distinction entre le consentement préalable, libre et éclairé dans le contexte de recherches médicales sur des sujets humains (où il est exigé) et ce même consentement dans un contexte de santé publique. Aux dires de l’organisation, « il est logistiquement impossible de recueillir le consentement de chacune des personnes affectées » par la libération de moustiques génétiquement modifiés.
Or, la raison pour laquelle il est difficile de recueillir le consentement éclairé de toutes les personnes concernées par les expérimentations de forçage génétique est précisément la même que la raison pour laquelle il est absolument crucial d’obtenir ce consentement. Il s’agit en effet d’une technologie extrêmement controversée, aux effets écologiques potentiellement considérables, et aux conséquences encore inconnues pour la santé. L’obtention du consentement d’une poignée d’habitants locaux est tout simplement cruellement insuffisante.
Les expériences menées par Target Malaria au Burkina Faso étant une première dans l’histoire, elles serviront de précédent majeur à des expérimentations similaires dans le monde entier. Des propositions de libération d’organismes conducteurs d’expression génétique état inscrites à l’agenda des prochaines années en Nouvelle-Zélande, en Australie et à Hawaï, il est indispensable d’établir un seuil clair quant à ce que signifie un consentement éclairé, et quant à la manière de le recueillir.
Traduit de l’anglais par Martin Morel
MONTRÉAL – Au mois de novembre 2019, après deux semaines de négociations difficiles dans le cadre de la Conférence des Nations Unies sur la biodiversité à Charm el-Cheikh en Égypte, 196 États ont convenu de règles rigoureuses concernant l’utilisation de la technologie dite du forçage génétique. Compte tenu des conséquences majeures de cette technologie qui conduit un ensemble particulier de gènes à se propager au sein d’une population – jusqu’à la transformer profondément voire l’éliminer – ces règles sont plus que nécessaires. Mais sont-elles suffisantes ?
Certains États auraient préféré un moratoire total sur la libération d’organismes conducteurs d’expression génétique – vision que partagent de nombreuses populations autochtones, défenseurs de la souveraineté alimentaire, et organisations de la société civile en Afrique. L’accord final de l’ONU coupe la poire en deux, en reconnaissant des « incertitudes » inhérentes à l’utilisation des conducteurs d’expression génétique – que leurs détracteurs qualifient d’« exterminateurs génétiques » – ainsi qu’en appelant les gouvernements à exercer une grande prudence dans la libération d’organismes de forçage génétique à des fins de recherche expérimentale.
En vertu de l’accord, ces expérimentations doivent uniquement être conduites lorsqu’ont été menées « des évaluations consciencieuses du risque, au cas par cas », et que « des mesures de gestion du risque sont mises en place pour éviter ou minimiser les effets négatifs potentiels ». Par ailleurs, les organisations cherchant à libérer des organismes conducteurs d’expression génétique sont tenues d’obtenir le « consentement préalable, libre et éclairé » des communautés susceptibles d’être affectées.
En l’état actuel des choses, rien de tout cela ne semble être appliqué. Prenons le cas de Target Malaria, plus grande organisation mondiale à effectuer des expérimentations de forçage génétique, dont les employés figuraient parmi les équipes officielles de négociation dans deux pays africains au moins, avec pour mission de faire obstacle aux restrictions les plus poussées.
Il est prévu que Target Malaria débute prochainement l’exécution d’un programme dans l’ouest et le centre de l’Afrique, consistant à libérer des moustiques « mâles stériles » génétiquement modifiés (non conducteurs d’expression génétique) dans les villages de Bana et Sourkoudingan au Burkina Faso, une étape préalable à la libération ultérieure de moustiques conducteurs d’expression génétique. L’objectif consiste à réduire la population des espèces transmettrices du parasite qui provoque le paludisme.
L’organisation Target Malaria a-t-elle recueilli un semblant de « consentement préalable, libre et éclairé » de la part des villages ? Rien n’est moins sûr. Certes, Target Malaria a publié plusieurs vidéos de populations locales favorables au projet, auxquelles se sont présentés un certain nombre de reporters. Pour autant, lorsque j’ai moi-même voyagé en toute indépendance vis-à-vis de Target Malaria, afin de rencontrer les populations locales susceptibles d’être affectées, j’ai recueilli des réactions tout autres, que je rapporte dans un court métrage.
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Lors de mes deux déplacements visant à aborder le projet avec les populations locales des régions concernées du Burkina Faso – le premier accompagné de deux militants, le deuxième d’un traducteur – une tendance claire s’est dégagée. Les autorités politiques du centre de Bana, qui avaient connaissance du projet Target Malaria, se sont montrées étrangement hostiles à notre égard. Cécile Macé, en reportage pour le journal français Libération, s’est heurtée à des difficultés similaires en tentant d’accéder à Bana et Sourkoudingan.
En périphérie des villages – à une distance encore proche des lieux de libération des moustiques – les habitants étaient plus à l’aise face à nos interviews. Ils connaissant également beaucoup moins le projet Target Malaria, et le forçage génétique en général. Sur ces deux sujets, l’information n’émane en effet que d’une seule et unique source : l’organisation Target Malaria elle-même.
Les villages alentours semblaient également insuffisamment informés. Les organismes conducteurs d’expression génétique ont vocation à se propager indéfiniment, sachant par ailleurs que les moustiques, notamment femelles, peuvent suivre les courants aériens à des altitudes relativement élevées (40 à 290 mètres), où les vents sont susceptibles de les propager à plusieurs centaines de kilomètres. Il s’agirait donc de recueillir un consentement bien au-delà du point de libération.
Or, dans le village de Nasso, proche de Bana, les autorités nous ont confié qu’ayant certes rencontré Target Malaria, elles avaient encore des questions et inquiétudes concernant les effets négatifs potentiels de la libération des moustiques. Les groupes de la société civile opérant au sein et aux alentours des villages tests n’ont pas non plus été suffisamment consultés concernant le travail de Target Malaria.
Au fur et à mesure des mes interviews, il m’est apparu de plus en plus clairement que les populations locales n’avaient pas été invitées à débattre véritablement activement du projet Target Malaria, et encore moins en mesure de formuler leur consentement éclairé. Au contraire, plusieurs des personnes que j’ai interrogées souhaitaient que la libération expérimentale de moustiques génétiquement modifiés soit stoppée jusqu’à ce que les risques et effets aient été suffisamment étudiés, et jusqu’à ce que la société civile du Burkina Faso ait été pleinement informée.
Le manque de respect dont fait preuve Target Malaria à l’égard du consentement se retrouve dans le propre discours de l’organisation, qui évite le terme non équivoque de « consentement », préférant employer régulièrement des expressions de type « engagement » et « acceptation de la communauté ». Ce choix indique sans doute que les dirigeants de l’organisation ont d’ores et déjà décidé de procéder à la libération.
Cette conclusion probable est renforcée par le fait qu’après la conférence des Nations Unies, Target Malaria ait tenté d’établir une distinction entre le consentement préalable, libre et éclairé dans le contexte de recherches médicales sur des sujets humains (où il est exigé) et ce même consentement dans un contexte de santé publique. Aux dires de l’organisation, « il est logistiquement impossible de recueillir le consentement de chacune des personnes affectées » par la libération de moustiques génétiquement modifiés.
Or, la raison pour laquelle il est difficile de recueillir le consentement éclairé de toutes les personnes concernées par les expérimentations de forçage génétique est précisément la même que la raison pour laquelle il est absolument crucial d’obtenir ce consentement. Il s’agit en effet d’une technologie extrêmement controversée, aux effets écologiques potentiellement considérables, et aux conséquences encore inconnues pour la santé. L’obtention du consentement d’une poignée d’habitants locaux est tout simplement cruellement insuffisante.
Les expériences menées par Target Malaria au Burkina Faso étant une première dans l’histoire, elles serviront de précédent majeur à des expérimentations similaires dans le monde entier. Des propositions de libération d’organismes conducteurs d’expression génétique état inscrites à l’agenda des prochaines années en Nouvelle-Zélande, en Australie et à Hawaï, il est indispensable d’établir un seuil clair quant à ce que signifie un consentement éclairé, et quant à la manière de le recueillir.
Traduit de l’anglais par Martin Morel