reinhart41_Mamunur RashidNurPhoto via Getty Images_bangladesh poverty Mamunur Rashid/NurPhoto via Getty Images 

Suspendre la dette des pays émergents et en voie de développement

CAMBRIDGE – À l’heure où le virus du COVID-19 se propage à travers le monde, la paralysie économique et le chômage sont voués à lui emboîter le pas. Les retombées économiques de la pandémie pour la plupart des économies émergentes et en voie de développement se révèleront sans doute bien pires que tout ce que nous avons pu observer en Chine, en Europe et aux États-Unis. Il ne faut pas s’attendre à voir ces économies honorer le remboursement de leurs dettes, auprès des créanciers privés comme publics.

Compte tenu de leurs systèmes de santé inadéquats, de leur capacité limitée à opérer une relance budgétaire ou monétaire, et de l’insuffisance (voire l’absence) de leurs filets de sécurité sociale, les pays émergents et en voie de développement sont au bord non seulement d’une crise humanitaire, mais également de leur plus grave crise financière au moins depuis les années 1930. Les capitaux fuient la plupart de ces économies depuis plusieurs semaines, et une vague de nouveaux défauts souverains apparaît inévitable.

Nous défendons activement l’idée d’un urgent moratoire provisoire sur tous les remboursements de dette pour les débiteurs souverains en voie de développement ou émergents, à l’exception des plus solvables. La nécessité d’un moratoire pour les emprunteurs souverains en difficulté présente d’ailleurs de nombreuses similitudes avec les démarches prévues pour les ménages, les petites entreprises et les municipalités.

Cette urgence est soulignée par une réalité : l’expérience du confinement se révèlent extrêmement différente dans les pays en voie de développement. Dans les immenses bidonvilles de São Paulo, de Bombay ou de Manille, le confinement peut signifier cohabiter dans une pièce très réduite avec dix autres personnes, disposer de peu d’eau et de nourriture, tout en ne bénéficiant que d’une faible compensation de salaire, voire d’aucune. L’histoire nous enseigne combien les ruptures d’approvisionnement qui accompagnent les pandémies peuvent rapidement conduire à des pénuries alimentaires.

Plus de 90 pays ont d’ores et déjà sollicité des fonds d’urgence susceptibles d’émaner de l’instrument de financement rapide (IFR) du Fonds monétaire international, ainsi que des ressources de la Banque mondiale. Par ailleurs, dans la majorité des pays en voie de développement, le pire de la pandémie n’est pas attendu avant plusieurs mois.

Lorsque le pire surviendra, l’impact humanitaire et économique direct viendra s’ajouter aux effets de la pandémie sur le commerce mondial et les prix des produits de base, qui font d’ores et déjà beaucoup de mal à de nombreuses économies émergentes. L’Organisation mondiale du commerce prévoit une diminution de 13 à 32 % du commerce planétaire en 2020. Les pays producteurs de pétrole (et les pays producteurs de produits de base, encore plus nombreux) souffrent des conséquences d’une guerre des prix entre l’Arabie saoudite et la Russie, qui alimente une baisse des notations de crédit des États souverains.

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Les dirigeants des plus grandes économies de la planète doivent admettre qu’un retour à la « normale », dans notre monde globalisé, ne sera pas possible tant que la pandémie poursuivra sa marche funeste. C’est faire preuve de myopie, pour les créanciers publics et privés, que d’attendre le remboursement de dettes de la part de pays dont les ressources se trouvent réorientés vers la lutte contre le COVID-19.

L’aggravation et la prolongation de la dépression mondiale constituent une proposition extrêmement risquée. Au milieu des années 1980, au niveau de référence le plus faible, les économies émergentes et en voie de développement représentaient seulement environ 18 % du PIB mondial (en dollars américains) ; en 2020, cette part s’élève à 41 % (voire à 60 % ajusté en parité de pouvoir d’achat).

Nous préconisons un moratoire immédiat et provisoire sur tous les remboursements de dette extérieur, pour tous les débiteurs souverains, à l’exception de ceux notés « AAA ». Par « extérieure », nous entendons les dettes émises sous la juridiction de tribunaux étrangers, typiquement situés à New York ou Londres. Les dettes émises en vertu du droit national doivent pouvoir être gérées par les États eux-mêmes. Pour que ce type d’allègement de la dette soit efficace, la démarche doit être globale, et concerner y compris les dettes dues auprès de prêteurs multilatéraux, tels que le Fonds monétaire international, la Banque mondiale, les créanciers souverains (membres du Paris Club et Chine), et les investisseurs privés.

En fin de compte, il s’agira de restructurer la dette de nombreux pays ; il n’existera aucune alternative au défaut partiel négocié. Seulement voilà, les tribunaux et prêteurs multilatéraux sont tout aussi incapables de gérer des défauts de dette en masse que le sont les hôpitaux lorsqu’il s’agit de fonctionner en multipliant leur capacité par dix. Un moratoire temporaire pourrait fournir la passerelle nécessaire. Dans le meilleur des cas, il pourrait même empêcher certains défauts.

La Banque mondiale et le FMI ont l’habitude de s’occuper d’États en situation de détresse face à leurs dettes, et reconnaissent de plus en plus ouvertement, depuis quelques années, que le défaut partiel constitue la seule option réaliste. C’est ce que nous avons souligné dans la plupart de nos travaux passés   sur la dette extérieure. Il est tragique qu’à la suite de la crise financière mondiale de 2008, la zone euro n’ait pas su trouver les moyens de restructurer les dettes de l’Europe du sud au-delà du seul cas de la Grèce – une proposition que nous avions vivement défendue à l’époque. Les efforts de mise à exécution des remboursements normaux de dette en période hautement anormale ne peuvent conduire qu’à des récessions plus profondes et plus longues qu’elles auraient dû l’être.

Bien entendu, un moratoire sur la dette exigera que les États-Unis, qui disposent d’un pouvoir effectif de veto au FMI, se joignent à la démarche. La Chine devra également entrer en scène.

Ces vingt dernières années, de plus en plus de pays en voie de développement se sont tournés vers la Chine pour obtenir des prêts (qui sont généralement garantis, et qui s’accompagnent de taux d’intérêt de marché). Or, bien que le Chine soit devenue la créancière majeure d’un quarantaine de pays, et une créancière importante pour de nombreux autres, elle refuse encore à ce jour de rejoindre le Paris Club (qui coordonne le rééchelonnement des dettes souveraines), et insiste sur la poursuite de son approche bilatérale à huis clos.

Qu’est-il possible de faire ? Le FMI et la Banque mondiale possèdent la capacité et l’expertise nécessaires pour coordonner un moratoire sur la dette, à condition que les États-Unis et d’autres acteurs majeurs considèrent qu’une telle démarche s’inscrit dans leur intérêt national. À court terme, les créanciers privés n’auront globalement d’autre choix que de coopérer. Nombre d’économies émergentes et en voie de développement cesseront bientôt quoi qu’il arrive de rembourser leurs dettes. Le monde doit prendre les devants sur ce problème.

Traduit de l’anglais par Martin Morel

https://prosyn.org/5vgz78Cfr