wile e coyote Ethan Miller/Getty Images for The Chuck Jones Experience

Le populisme du Bip Bip

PRINCETON – Rarement les politiques économiques populistes ont eu autant de succès. L'économie américaine tourne à plein régime, le marché boursier est au plus haut et le protectionnisme de l'administration Trump a apparemment eu un impact négligeable sur la croissance. Le slogan de Trump selon qui « les guerres commerciales sont bonnes » semble même gagner du terrain politique, confondant  certains de ses détracteurs. Ces derniers continuent à insister sur le fait que les tarifs sont indésirables en général, mais ils concèdent à présent que de telles mesures pourraient être appropriées et utiles pour contrecarrer la montée de la Chine.

Une image similaire a émergé en Europe, où le Premier ministre hongrois Viktor Orbán et le leader de facto de Pologne, Jarosław Kaczyński, ont le vent en poupe dans un contexte de plein emploi et de pénuries de main d’œuvre. Dans ces conditions, l'un des arguments populistes les plus forts est tout simplement de souligner que toutes les mises en garde par l'élite globaliste, les cosmopolites de Davos, les néolibéraux et autres 1% de la population concernant les dangers de politiques économiques populistes étaient des balivernes. Les britanniques attachés à l’UE à l’origine du « Projet Peur » ont exagéré les coûts du Brexit; l'économie britannique ne s’est pas effondrée après tout.

Or, bien sûr, la question est seulement de savoir quand, et non si, le règlement de compte économique viendra. Le populisme ne fait que promettre de donner plus à plus de gens; mais, sans ces promesses, tous les éléments culturels du populisme seraient considérés comme tout simplement obsolètes et réactionnaires. Et même les réactionnaires n’aiment pas les politiques réactionnaires si elles les touchent au porte-monnaie.

Aux États-Unis, les résultats des élections de mi-mandat au Congrès en novembre seront décidés en fonction de si l'enthousiasme à propos de l'état de l'économie est assez fort pour compenser la désapprobation généralisée du style personnel et de la rhétorique de division, machiste et raciste de Trump. Or, c’est précisément sur cette question que la sagesse conventionnelle échoue.

Le libéralisme économique classique suppose que les mauvaises politiques seront punies immédiatement par de mauvais résultats. Au cours des 25 dernières années, les défenseurs des marchés obligataires ont expliqué que les marchés financiers omniscients et prospectifs anticiperont systématiquement les conséquences futures des politiques populistes et imposeront des primes de risque. Selon cette logique, puisque les coûts d'emprunt augmenteront, les gouvernements populistes ne seront pas en mesure de respecter leurs promesses téméraires, et le bon sens et l'orthodoxie finiront par revenir.

Les économistes qui étudient le populisme tirent généralement des leçons de l’Amérique latine , où les épisodes passés de nationalistes faisant de trop belles promesses ont rapidement conduit à des déficits budgétaires massifs ne pouvant être financés. Dans ces cas, les politiques économiques populistes ont toujours produit des cycles d’inflation, de dépréciation monétaire et d’instabilité, parce que les marchés financiers mondiaux et d'autres personnes extérieures se sont montrés sceptiques dès le départ.

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Le problème est que l'expérience latino-américaine n’est pas universelle. Les marchés obligataires ne sont pas aussi prévisibles que ce que beaucoup ne semblent croire; ils ne peuvent pas non plus être invoqués comme source ultime de discipline. Comme pour les marchés en général, les marchés obligataires peuvent être capturés par un récit populaire (ou ce qui pourrait être appelé euphémiquement une « gestion des attentes ») qui surestime les perspectives d'un certain résultat.

Comme aujourd'hui, au cours de la période entre-deux-guerres, les libéraux avaient prédit que la réponse non conventionnelle à la Grande Dépression aurait une fin tragiquement, pour ensuite être accusés de pourvoyeurs de mensonge quand leurs prophéties ne s’étaient pas réalisées immédiatement.

La réponse la plus extrême à la Dépression est venue de l'Allemagne d'Hitler. Les Nazis ne laissaient passer aucune occasion de se vanter de la rapidité avec laquelle leurs programmes avaient anéanti le chômage et fait sortir de terre de nouvelles infrastructures. Tant que le gouvernement allemand contenait l'inflation au moyen de contrôles très forts sur les prix et les salaires, de nombreuses personnes parlaient d'un miracle économique.

Le succès apparent des Nazis à défier l'orthodoxie économique semblait être comme une illusion pour beaucoup d'analystes à l’esprit conventionnel. Les critiques en dehors de l'Allemagne voyaient seulement un régime politique profondément immoral poursuivant un projet voué à l'échec. Ils avaient raison sur l'immoralité, bien sûr; mais ils se sont trompés sur l'imminence de l'effondrement économique du projet.

En 1939, l'économiste de l’Université de Cambridge Claude Guillebaud a publié La reprise économique de l'Allemagne, qui a fait valoir que l'économie allemande était assez robuste et ne s’effondrerait pas suite à une surexcitation ou surchauffe en cas d'un conflit militaire. Guillebaud a été largement vilipendé. The Economist, ce bastion du libéralisme classique, l’avait cloué au pilori dans un examen inédit de deux pages, concluant que même le chef de la propagande nazi Joseph Goebbels aurait pu améliorer son interprétation. Son travail, regrettaient les rédacteurs en chef, était emblématique d'une « tendance dangereuse chez les économistes démocratiques à jouer le jeu des Nazis ».

Guillebaud a également été fustigé par d'autres universitaires qui étaient beaucoup plus célèbre que lui, comme l'économiste britannique Dennis Robertson. Et pourtant, Guillebaud avait fondamentalement raison: l'Allemagne nazie n’était pas une économie au bord de l'effondrement, et les puissances occidentales aurait bien fait de commencer à mobiliser une défense appropriée.

Le débat contemporain est similaire. Le bilan des politiques économiques populistes en Europe n’est ni particulièrement mauvais, ni particulièrement remarquable. Plus précisément, les populistes d'aujourd'hui ont bénéficié d'une reprise générale qui a commencé avant leur arrivée sur la scène. Lorsque le prochain ralentissement viendra, ils constateront rapidement que leurs propres politiques téméraires ont fortement limité la capacité à y répondre. À ce moment-là, Orbán, Kaczyński et d'autres populistes d’Europe centrale pourraient décider de poursuivre des options plus agressives.

Si le populisme avait un avatar, ce serait le personnage de dessin animé immortel Wile E. Coyote qui, dans sa quête futile du Bip Bip, court régulièrement par-delà le bord de la falaise et continue à avancer, suspendu par la logique de sa propre croyance. Finalement, il se rend compte qu'il n'y a plus de terre sous ses pieds et il tombe. Mais cela ne se produit jamais immédiatement.

Dans les années 1990, alors que la Russie souffrait des effets des réformes économiques, la provocateur politique russe Vladimir Jirinovski avait posé cette question : « Pourquoi devrions- nous continuer à nous infliger des souffrances à nous-mêmes? Faisons en sorte que d'autres souffrent. » Le danger ultime du populisme nationaliste se révèle toujours lors d'un revers. Quand les choses commencent à aller mal, la seule façon d'avancer est au détriment des autres.

Comme dans le passé, lorsque l'illusion actuelle de l'expansion économique sans douleur se terminera, c’est la politique qui reprendra les commandes, et les déploiements de troupes pourraient alors prendre le relais des guerres commerciales.

Traduit de l’anglais par Timothée Demont

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