PARIS – Un jour, alors que j'allais chercher à son hôtel le prix Nobel d'économie Amartya Sen, la réceptionniste m'a demandé si j'étais son chauffeur. Après une hésitation, j'ai fait signe que oui. Parmi mes multiples identités, à ce moment-là, celle de chauffeur était la plus évidente à ses yeux.
Ce sens de la multiplicité des identités est quelque chose que Sen lui-même a souligné malicieusement dans l'un de ses livres, Identity and Violence [Identité et violence] : "La même personne peut par exemple être tout à la fois citoyen britannique, d'origine malaisienne, avoir des caractéristiques raciales chinoises, être courtier en Bourse, omnivore, asthmatique, linguiste, adepte du culturisme, poète, opposant à l'avortement, observateur des oiseaux, astrologue et faire parti de ceux qui pensent que Dieu a inventé Darwin pour mettre à l'épreuve les naïfs."
Un minimum d'introspection montre que la difficulté à répondre à la question " Qui suis-je ?" tient à la complexité à laquelle nous sommes confrontés pour distinguer entre nos nombreuses identités et comprendre leur architecture. Qui suis-je et pourquoi devrais-je accepter que l'on me réduise, moi et la richesse de mon identité, à une seule de ses dimensions ?
Pourtant, c'est un réductionnisme de ce type qui sous-tend l'un des concepts dominants d'aujourd'hui, le multiculturalisme selon lequel l'une de nos identités doit l'emporter sur toutes les autres et servir de seul critère pour organiser la société en groupes distincts.
On dit fréquemment qu'il n'y a que deux manières de s'intégrer dans une société : le modèle britannique de pluralisme culturel et le modèle "français" fondé sur l'acceptation des valeurs républicaines, avec en priorité le concept d'égalité.
De ce point de vue, on estime traditionnellement que le modèle social britannique – une fédération informelle de communautés - est basé sur la coexistence entre différents groupes qui respectent les lois du pays tout en ayant chacun sa propre culture et ses propres conventions. Mais ce point de vue est grossièrement erroné, parce que la loi britannique accorde à tous les immigrés du Commonwealth quelque chose d'extraordinaire : le droit de vote aux élections, y compris au niveau national.
At a time of escalating global turmoil, there is an urgent need for incisive, informed analysis of the issues and questions driving the news – just what PS has always provided.
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Les citoyens savent d'expérience que la démocratie ne se réduit pas au suffrage universel, mais qu'elle suppose l'existence d'une sphère publique également ouverte à tous. Au Royaume-Uni, un grand nombre d'immigrés partagent ainsi avec les natifs le droit de participer aux débats publics sur tous les sujets d'intérêt général, que ce soit au niveau local ou national. Cette égalité fondamentale étant assurée, le système britannique parvient à gérer mieux que d'autres une plus grande affirmation des différentes communautés.
De nos jours, le gouvernement britannique lui-même semble oublier la condition première du modèle britannique en essayant de répondre à la demande de reconnaissance publique de communautés particulières. Il favorise par exemple la subvention d'écoles confessionnelles. Sen estime que c'est regrettable, parce que cela conduit à donner la priorité à l'une des identités des individus – souvent l'identité culturelle ou religieuse – par rapport à toutes les autres, au moment où il est essentiel que les enfants élargissent leur horizon intellectuel. Avec ce type de séparatisme scolaire, les Britanniques disent : "Telle est votre identité, et rien d'autre ". Cette approche relève du communautarisme, pas du multiculturalisme.
Au cours de ces dernières années, le "modèle français" a également donné cours à des erreurs d'interprétation quant à ses fondements, l'authentique intégration dans la vie sociale, ce qui passe par une véritable égalité en termes d'accès aux services publics, aux services d'aide sociale, à l'école et à l'université, à l'emploi et ainsi de suite. Le républicanisme garantit à chacun les mêmes droits, indépendamment de ses identités, pour parvenir à une égalité universelle. Il ne nie pas les identités distinctives de chacun et donne le droit de les exprimer au sein de la sphère privée.
La tentation du communautarisme dont les Français débattent depuis au moins dix ans vient du désir de transformer l'échec de parvenir à une véritable égalité en quelque chose de positif. Le communautarisme permet l'intégration par défaut dans les espaces clos des différentes communautés – ce que Sen appellerait "une forme d'emprisonnement par la civilisation".
Mais on ne peut faire passer un échec pour succès. Autant que les zones urbaines resteront socialement et économiquement désavantagées, le communautarisme ne servira qu'à masquer la violation du principe d'égalité. On classe alors les groupes sociaux en termes de différences "ethniques" ou "raciales".
Les conditions sociales liées au "modèle français" ayant été négligées, ce modèle incarne maintenant la contradiction vivante de son principe fondamental : l'égalité. Pour renverser cette tendance, le républicanisme français doit, comme le muliticulturalisme anglais, se contredire pour rester fidèle à lui-même. Les Français doivent reconnaître que si l'égalité devant la loi est un principe fondamental, il est insuffisant à lui tout seul et doit être accompagné d'une vision précise des moyens pour parvenir l'égalité réelle.
Cette vision suppose de prendre des mesures républicaines adaptées au handicap initial de chacun pour compenser les inégalités de départ. La véritable égalité dans la sphère publique – elle diffère en fonction de l'histoire et des valeurs de chaque pays – exige un minimum de reconnaissance de cette histoire et de ces valeurs. Sen dit que ce qui est reconnu ici relève de l'identité nationale. Mais cette identité doit rester ouverte. C'est une identité que nous partageons du fait de ce que nous avons en commun et du fait que nous vivons ensemble, au-delà des différences entre nos multiples identités.
Le grand romancier britannique Joseph Conrad, né Józef Teodor Konrad Korzeniowski de parents polonais en Ukraine sous domination russe, disait que les mots sont le plus grand ennemi de la réalité. Cet appel à "l'identité nationale" ne doit pas être transformé en un écran de fumée collectif derrière lequel l'intégration deviendrait un rêve désincarné dont l'échec donne naissance au communautarisme que l'on voit émerger maintenant. Józef Teodor Konrad Korzeniowski Józef Teodor Konrad Korzeniowski Józef Teodor Konrad Korzeniowski Józef Teodor Konrad Korzeniowski Józef Teodor Konrad Korzeniowski Józef Teodor Konrad Korzeniowski
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US President Donald Trump’s import tariffs have triggered a wave of retaliatory measures, setting off a trade war with key partners and raising fears of a global downturn. But while Trump’s protectionism and erratic policy shifts could have far-reaching implications, the greatest victim is likely to be the United States itself.
warns that the new administration’s protectionism resembles the strategy many developing countries once tried.
It took a pandemic and the threat of war to get Germany to dispense with the two taboos – against debt and monetary financing of budgets – that have strangled its governments for decades. Now, it must join the rest of Europe in offering a positive vision of self-sufficiency and an “anti-fascist economic policy.”
welcomes the apparent departure from two policy taboos that have strangled the country's investment.
PARIS – Un jour, alors que j'allais chercher à son hôtel le prix Nobel d'économie Amartya Sen, la réceptionniste m'a demandé si j'étais son chauffeur. Après une hésitation, j'ai fait signe que oui. Parmi mes multiples identités, à ce moment-là, celle de chauffeur était la plus évidente à ses yeux.
Ce sens de la multiplicité des identités est quelque chose que Sen lui-même a souligné malicieusement dans l'un de ses livres, Identity and Violence [Identité et violence] : "La même personne peut par exemple être tout à la fois citoyen britannique, d'origine malaisienne, avoir des caractéristiques raciales chinoises, être courtier en Bourse, omnivore, asthmatique, linguiste, adepte du culturisme, poète, opposant à l'avortement, observateur des oiseaux, astrologue et faire parti de ceux qui pensent que Dieu a inventé Darwin pour mettre à l'épreuve les naïfs."
Un minimum d'introspection montre que la difficulté à répondre à la question " Qui suis-je ?" tient à la complexité à laquelle nous sommes confrontés pour distinguer entre nos nombreuses identités et comprendre leur architecture. Qui suis-je et pourquoi devrais-je accepter que l'on me réduise, moi et la richesse de mon identité, à une seule de ses dimensions ?
Pourtant, c'est un réductionnisme de ce type qui sous-tend l'un des concepts dominants d'aujourd'hui, le multiculturalisme selon lequel l'une de nos identités doit l'emporter sur toutes les autres et servir de seul critère pour organiser la société en groupes distincts.
On dit fréquemment qu'il n'y a que deux manières de s'intégrer dans une société : le modèle britannique de pluralisme culturel et le modèle "français" fondé sur l'acceptation des valeurs républicaines, avec en priorité le concept d'égalité.
De ce point de vue, on estime traditionnellement que le modèle social britannique – une fédération informelle de communautés - est basé sur la coexistence entre différents groupes qui respectent les lois du pays tout en ayant chacun sa propre culture et ses propres conventions. Mais ce point de vue est grossièrement erroné, parce que la loi britannique accorde à tous les immigrés du Commonwealth quelque chose d'extraordinaire : le droit de vote aux élections, y compris au niveau national.
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De nos jours, le gouvernement britannique lui-même semble oublier la condition première du modèle britannique en essayant de répondre à la demande de reconnaissance publique de communautés particulières. Il favorise par exemple la subvention d'écoles confessionnelles. Sen estime que c'est regrettable, parce que cela conduit à donner la priorité à l'une des identités des individus – souvent l'identité culturelle ou religieuse – par rapport à toutes les autres, au moment où il est essentiel que les enfants élargissent leur horizon intellectuel. Avec ce type de séparatisme scolaire, les Britanniques disent : "Telle est votre identité, et rien d'autre ". Cette approche relève du communautarisme, pas du multiculturalisme.
Au cours de ces dernières années, le "modèle français" a également donné cours à des erreurs d'interprétation quant à ses fondements, l'authentique intégration dans la vie sociale, ce qui passe par une véritable égalité en termes d'accès aux services publics, aux services d'aide sociale, à l'école et à l'université, à l'emploi et ainsi de suite. Le républicanisme garantit à chacun les mêmes droits, indépendamment de ses identités, pour parvenir à une égalité universelle. Il ne nie pas les identités distinctives de chacun et donne le droit de les exprimer au sein de la sphère privée.
La tentation du communautarisme dont les Français débattent depuis au moins dix ans vient du désir de transformer l'échec de parvenir à une véritable égalité en quelque chose de positif. Le communautarisme permet l'intégration par défaut dans les espaces clos des différentes communautés – ce que Sen appellerait "une forme d'emprisonnement par la civilisation".
Mais on ne peut faire passer un échec pour succès. Autant que les zones urbaines resteront socialement et économiquement désavantagées, le communautarisme ne servira qu'à masquer la violation du principe d'égalité. On classe alors les groupes sociaux en termes de différences "ethniques" ou "raciales".
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Cette vision suppose de prendre des mesures républicaines adaptées au handicap initial de chacun pour compenser les inégalités de départ. La véritable égalité dans la sphère publique – elle diffère en fonction de l'histoire et des valeurs de chaque pays – exige un minimum de reconnaissance de cette histoire et de ces valeurs. Sen dit que ce qui est reconnu ici relève de l'identité nationale. Mais cette identité doit rester ouverte. C'est une identité que nous partageons du fait de ce que nous avons en commun et du fait que nous vivons ensemble, au-delà des différences entre nos multiples identités.
Le grand romancier britannique Joseph Conrad, né Józef Teodor Konrad Korzeniowski de parents polonais en Ukraine sous domination russe, disait que les mots sont le plus grand ennemi de la réalité. Cet appel à "l'identité nationale" ne doit pas être transformé en un écran de fumée collectif derrière lequel l'intégration deviendrait un rêve désincarné dont l'échec donne naissance au communautarisme que l'on voit émerger maintenant. Józef Teodor Konrad Korzeniowski Józef Teodor Konrad Korzeniowski Józef Teodor Konrad Korzeniowski Józef Teodor Konrad Korzeniowski Józef Teodor Konrad Korzeniowski Józef Teodor Konrad Korzeniowski