pickles1_Oliver Llaneza HesseConstruction PhotographyAvalonGetty Images_chilelithium Oliver Llaneza Hesse/Construction Photography/Avalon/Getty Images

Minéraux critiques : l'Europe se trompe de stratégie

LONDRES – On peut considérer qu’une usine fabrique de la valeur, mais si elle pollue tant qu’elle détruit l’écosystème environnant, ce n’est pas vrai. Ce principe devrait éclairer les décisions stratégiques de l’Union européenne, alors qu’elle s’efforce de garantir son accès à 34 matières premières considérées comme « critiques », indispensables aux secteurs des énergies renouvelables, du numérique, de l’espace et de la défense ainsi que de la santé dans l’Union.

L’extraction des minéraux critiques à partir de minerai brut – avant fusion, raffinage ou transformation en produit utilisables – connaît une forte concentration sur la chaîne de valeur, mais hors d’Europe. En 2021, la Chine a transformé 50 % du lithium mondial, 46 du nickel, 80 % du gallium, 60 % du germanium et 69 % du cobalt. En conséquence de quoi les chaînes d’approvisionnement de ces matériaux sont sujettes à des goulots d’étranglement, et très vulnérables aux chocs économiques ou géopolitiques.

Si une puissance transformatrice de minéraux, comme la Chine, décidait de se servir de l’approvisionnement en minéraux critiques pour exercer une influence ou une rétorsion, l’Union pourrait se trouver dans une situation délicate. La Chine a annoncé qu’elle allait restreindre ses exportations de gallium et de germanium, qui entrent tous deux dans la fabrication des semi-conducteurs. Cette décision a des conséquences sur la sécurité nationale en Europe, où l’on prévoit que la demande de gallium sera multipliée par 17 d’ici 2050.

Cette vulnérabilité explique en partie pourquoi la Commission européenne est décidée à faire voter dès le début de l’année 2024 une législation sur les matières premières critiques. Outre le renforcement des capacités de transformation de l’Union et l’établissement de « partenariats stratégiques » avec les pays riches en minerai, cette proposition de règlement sur les matières premières critiques est un élément clé de la stratégie de l’Union pour garantir la sécurité de ses approvisionnements.

Afin de renforcer l’attrait des partenariats stratégiques – tout en prenant ses distances avec son propre passé extractiviste –, l’Union a fait figurer dans la proposition des engagements à créer plus de valeur dans les pays où les minéraux critiques seront extraits et transformés. Si l’on peut raisonnablement conjecturer ce que signifient ces engagements – par exemple, des aides au développement des capacités de traitement du minerai dans des pays qui n’en disposent pas –, ni la proposition ni aucun document jusqu’à présent publié ne définissent clairement comment sera mesurée cette addition de valeur.

Comme le montre une nouvelle étude de la fondation Heinrich-Böll, il est dans ces conditions impossible tant aux citoyens des pays producteurs de minerai qu’aux citoyens européens d’avoir sur ces partenariats, par ailleurs non contraignants sur le plan juridique, des avis éclairés. Comme le fait remarquer un expert interrogé dans l’étude, « la valeur ajoutée, à moins qu’on ne la définisse clairement, devient un slogan politique qu’on brandit. Pour qu’il signifie quelque chose en pratique, le concept doit être précisé. » 

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La Commission européenne offre quelques indices sur ce qu’une telle « précision » pourrait révéler. Durant la Semaine des matières premières de l’UE, qui s’est tenue le mois dernier à Bruxelles, des déclarations publiques de représentants de la Commission ont laissé entendre que l’addition de valeur serait de nature économique, l’accent étant mis sur la nécessité de créer des emplois et de générer des recettes pour les collectivités locales. Mais s’il est évidemment souhaitable de voir se matérialiser ces emplois et ces recettes, l’approche choisie néglige les coûts environnementaux et sociaux de la transformation des minéraux.

En Namibie, une importante fonderie de cuivre, sur le site de Tsumeb a, dans le passé, contaminé localement l’air, les sols et l’eau, au point qu’on retrouvait dans le corps des riverains des niveaux élevés de plomb et d’arsenic. Au Chili, l’extraction du lithium, qui, dans la région du désert d’Atacama consomme 65 % de la ressource hydrique et contamine les sources, a provoqué de graves pénuries d’eau. Les collectivités locales ont tout juste été consultées – quand on a daigné leur demander un avis – sur ces activités, ce qui constitue une violation des principes inscrits dans la Convention 169 de l’Organisation internationale du travail et de la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autocthones.

Dès lors qu’il faut, pour leur créer des emplois, empoisonner les habitants, peut-on considérer que ces emplois apportent une « valeur ajoutée » ? Et que dire des recettes qu’engendrerait l’exploitation du minerai si elles sont obtenues au prix d’une destruction des écosystèmes locaux ? L’économie locale bénéficie-t-elle vraiment d’activités qui la vident de ses ressources écologiques et sociales ?

Il devrait apparaître comme une évidence que les gains économiques à court terme engendrés par l’extraction et la transformation des minéraux ne sont que de piètre valeur s’ils sont obtenus au prix de la destruction de l’environnement et d’une dégradation des conditions sanitaires (qui se paient aussi, bien sûr, à long terme). C’est pourquoi la Commission européenne doit prendre en compte les critères environnementaux et sociaux lorsqu’elle estime l’addition de valeur au titre de sa proposition ou d’initiatives similaires.

Mais ce n’est là qu’un début. Même en termes purement économiques, le concept d’addition de valeur exige qu’on le mette en perspective de façon plus nuancée. Un récent rapport a calculé que plus de 95 % du PIB engendré par l’accroissement des capacités de transformation du nickel dans l’une des deux grandes régions productrices d’Indonésie, le Morowali, quittaient la région. Ainsi les communautés locales supportent non seulement les coûts environnementaux de l’extraction du nickel, mais elles n’en tirent presque aucune recette. On ne voit pas ce qui pourrait ici faire figure pour l’UE de « valeur ajoutée ».

Encore n’avons-nous rien dit des bonnes pratiques. La transformation est relativement peu contrôlée au regard, notamment, de l’extraction. Pour les experts, le raffinage vert – si tant est qu’une telle chose puisse exister – n’en est encore, au mieux, qu’à ses débuts. Et jusqu’à présent, les progrès dans la transformation des minéraux ont surtout concerné l’atténuation, pour les entreprises, des risques financiers et géopolitiques, bien plus que l’amendement des conséquences sociales et environnementales.

Certes, le constructeur de véhicules électriques Tesla affirme avoir conçu une technique « innovante » de transformation du lithium qui lui permet de « consommer moins de réactifs dangereux » que le procédé conventionnel et d’obtenir des résidus recyclables. « Vous pourriez vivre en plein milieu de la raffinerie et ne ressentir aucun effet dangereux », se vante Elon Musk, le PDG de Tesla. Mais l’entreprise n’a divulgué aucun détail. La fondation Heinrich-Böll a tenté de joindre Tesla pour obtenir plus d’informations, mais sans recevoir de réponse.

Faute de réforme, la transformation des minéraux peut éventuellement ajouter une certaine valeur économique, dans certains pays et certains cas, mais pour un coût social et environnemental important. À moins que l’Union européenne n’aille au-delà d’étroites considérations économiques et de mesures tronquées, ses investissements dans le domaine ne feront guère que perpétuer les dommages causés par le système actuel fondé sur les combustibles fossiles, nuisant à la santé publique, détruisant des écosystèmes et creusant la « fracture de la décarbonation ». La rhétorique invoquant la « valeur ajoutée », même maniée généreusement, n’y changera rien.

Traduit de l’anglais par François Boisivon

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