MUMBAI – Le changement de la garde au 38e étage de l’édifice des Nations Unies à New York, avec António Guterres assumant la relève de Ban Ki-moon au poste de secrétaire général de l’ONU, s’est déroulé au moment où les notions de paix et de conflit subissent une subtile évolution. En particulier, le rôle des ressources — et particulièrement de l’eau — reçoit enfin la reconnaissance qui lui est due.
Il a fallu beaucoup de temps avant d’y arriver. Tant Ban Ki-moon que son prédécesseur, Kofi Annan, ont plaidé pendant près de deux décennies que la protection et le partage des ressources naturelles, particulièrement l’eau, sont un élément essentiel pour la paix et la sécurité. Mais ce n’est qu’en novembre 2016 que la question fut largement reconnue, avec le Sénégal comme président du Conseil de sécurité de l’ONU — qui a organisé le premier débat officiel jamais tenu par l’ONU sur l’eau, la paix et la sécurité.
Ouvert à tous les États membres de l’ONU, le forum de discussion a rassemblé des représentants de 69 États, qui ensemble ont lancé un appel pour que l’eau soit transformée d’une source de crise potentielle en un instrument de paix et de coopération. Quelques semaines plus tard, Guterres a désigné Amina Mohammed, une ancienne ministre de l’environnement du Nigeria, à titre de secrétaire général déléguée.
La conscience accrue de l’importance stratégique de l’eau reflète les développements mondiaux. Ces trois dernières années, Daech a conquis les barrages de Tabqa, Tichrine, Mossoul et Falloujah sur le Tigre et l’Euphrate. Daech a ensuite perdu la mainmise sur tous ces sites, mais pas avant de s’en servir pour inonder ou assoiffer les populations en aval, pour les forcer à se rendre.
Beaucoup d’analystes espèrent que Daech finira par être extirpé d’Iraq et de Syrie dans les mois prochains. Ce qui ne veut pas dire que l’organisation déposera les armes ; au contraire, ses troupes pourraient bien déménager dans les zones frontalières entre la Libye et le Tchad, mettant en péril les villes et les barrages hydrauliques d’Afrique de l’Ouest.
Daech n’est pas le seul à se servir de telles tactiques. Des groupes extrémistes en Asie du Sud ont également menacé d’attaquer des infrastructures hydriques. Évidemment, des agents gouvernementaux, eux aussi, peuvent utiliser les ressources hydriques pour obtenir un avantage stratégique.
On ne saurait trop insister sur l’importance de l’eau au XXIe siècle qui est comparable à celle du pétrole au XXe. Pourtant certains experts stratégiques continuent de la sous-estimer. En fait, le pétrole est remplaçable par le gaz naturel, l’énergie éolienne, solaire et nucléaire. Par contre, pour les secteurs industriels et agricoles et tout autant pour celui de l’eau potable et de l’assainissement, la seule chose qui peut remplacer l’eau, comme l’affirmait Danilo Türk l’ancien président de la Slovénie, c’est de l’eau.
La même chose vaut pour le commerce. Prenons le Rio Chagres. Même si ce fait est peu connu, il revêt une importance vitale, car ce fleuve alimente le canal de Panama où transite 50 % du commerce entre l’Asie et l’Amérique. Le débit naturel du fleuve ne devrait pas diminuer pour les cent prochaines années, mais, en cas de crise de sécurité en Amérique centrale, il pourrait être pris en otage par des groupes de bandits. Les répercussions sur l’économie internationale seraient énormes.
Le consensus sur la nécessité de protéger les ressources et installations hydriques dans des zones de conflit est bien défini. La façon d’y arriver est cependant moins évidente. Contrairement aux médicaments et aux colis de nourriture, l’eau ne peut être parachutée dans les zones de conflit. Et les forces de maintien de la paix de l’ONU sont lourdement taxées.
Il est vrai que le Comité international de la Croix-Rouge négocie des sauf-conduits pour les techniciens devant inspecter et réparer les dégâts aux conduites et réservoirs d’eau en Iraq, en Syrie et en Ukraine ; mais chaque passage doit être négocié avec les autorités militaires des États et avec les chefs rebelles participant au conflit — un long et laborieux processus. Une meilleure méthode serait que les grandes puissances, fortes de leur influence considérable, négocient à court terme les trêves dans des régions en proie à des conflits prolongés, en particulier pour réparer et remettre en fonction les réseaux d’aqueduc ou d’assainissement des eaux.
Toutefois, pour jeter les bases d’une telle démarche, le Conseil de sécurité de l’ONU devra déclarer que l’eau est une « ressource stratégique pour l’humanité » et adopter une résolution visant à protéger les ressources et installations hydriques, analogue à la résolution 2286, adoptée en mai dernier pour protéger les établissements sanitaires en cas de conflit armé.
À plus long terme, il faudra que les pays qui utilisent les mêmes zones riveraines mettent sur pied des accords régionaux de sécurité pour préserver et protéger leurs ressources. Grâce à une gestion collaborative étayant la protection collective, l’eau, souvent source de concurrence et de conflit, pourrait devenir un facteur de paix et de coopération.
Denis Sassou-Nguesso, le président de la République du Congo, est à la pointe de ce mouvement, il dirige un groupe de huit États visant la création du Fonds bleu pour le bassin du Congo. Si le Fonds atteint ses objectifs, il permettra d’atténuer les changements climatiques, de créer de nouveaux débouchés d’emploi liés aux activités fluviales et de promouvoir la sécurité collective dans une région marquée par l’instabilité. Il y a deux mois, à Marrakech, le Sommet africain de l’Action a décrit le Fond comme l’une des quatre grandes idées susceptibles de transformer le continent.
En mars 2016, dans le cadre de la Journée internationale de l’eau, le prince Hassan ben Talal de la Jordanie et moi-même avons lancé un appel pour la création d’un fonds Marshall pour les bassins fluviaux communs du monde entier. Le Fonds bleu pour le bassin du Congo est un pas dans cette direction. Nous avons maintenant besoin que des fonds semblables soient créés pour protéger tous les 263 bassins fluviaux et lacs communs à plusieurs États du monde. Le défi est de taille ; mais, étant donné le potentiel de l’eau pour semer les conflits et appuyer la paix, il faut l’aborder de front.
Traduit de l’anglais par Pierre Castegnier
MUMBAI – Le changement de la garde au 38e étage de l’édifice des Nations Unies à New York, avec António Guterres assumant la relève de Ban Ki-moon au poste de secrétaire général de l’ONU, s’est déroulé au moment où les notions de paix et de conflit subissent une subtile évolution. En particulier, le rôle des ressources — et particulièrement de l’eau — reçoit enfin la reconnaissance qui lui est due.
Il a fallu beaucoup de temps avant d’y arriver. Tant Ban Ki-moon que son prédécesseur, Kofi Annan, ont plaidé pendant près de deux décennies que la protection et le partage des ressources naturelles, particulièrement l’eau, sont un élément essentiel pour la paix et la sécurité. Mais ce n’est qu’en novembre 2016 que la question fut largement reconnue, avec le Sénégal comme président du Conseil de sécurité de l’ONU — qui a organisé le premier débat officiel jamais tenu par l’ONU sur l’eau, la paix et la sécurité.
Ouvert à tous les États membres de l’ONU, le forum de discussion a rassemblé des représentants de 69 États, qui ensemble ont lancé un appel pour que l’eau soit transformée d’une source de crise potentielle en un instrument de paix et de coopération. Quelques semaines plus tard, Guterres a désigné Amina Mohammed, une ancienne ministre de l’environnement du Nigeria, à titre de secrétaire général déléguée.
La conscience accrue de l’importance stratégique de l’eau reflète les développements mondiaux. Ces trois dernières années, Daech a conquis les barrages de Tabqa, Tichrine, Mossoul et Falloujah sur le Tigre et l’Euphrate. Daech a ensuite perdu la mainmise sur tous ces sites, mais pas avant de s’en servir pour inonder ou assoiffer les populations en aval, pour les forcer à se rendre.
Beaucoup d’analystes espèrent que Daech finira par être extirpé d’Iraq et de Syrie dans les mois prochains. Ce qui ne veut pas dire que l’organisation déposera les armes ; au contraire, ses troupes pourraient bien déménager dans les zones frontalières entre la Libye et le Tchad, mettant en péril les villes et les barrages hydrauliques d’Afrique de l’Ouest.
Daech n’est pas le seul à se servir de telles tactiques. Des groupes extrémistes en Asie du Sud ont également menacé d’attaquer des infrastructures hydriques. Évidemment, des agents gouvernementaux, eux aussi, peuvent utiliser les ressources hydriques pour obtenir un avantage stratégique.
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On ne saurait trop insister sur l’importance de l’eau au XXIe siècle qui est comparable à celle du pétrole au XXe. Pourtant certains experts stratégiques continuent de la sous-estimer. En fait, le pétrole est remplaçable par le gaz naturel, l’énergie éolienne, solaire et nucléaire. Par contre, pour les secteurs industriels et agricoles et tout autant pour celui de l’eau potable et de l’assainissement, la seule chose qui peut remplacer l’eau, comme l’affirmait Danilo Türk l’ancien président de la Slovénie, c’est de l’eau.
La même chose vaut pour le commerce. Prenons le Rio Chagres. Même si ce fait est peu connu, il revêt une importance vitale, car ce fleuve alimente le canal de Panama où transite 50 % du commerce entre l’Asie et l’Amérique. Le débit naturel du fleuve ne devrait pas diminuer pour les cent prochaines années, mais, en cas de crise de sécurité en Amérique centrale, il pourrait être pris en otage par des groupes de bandits. Les répercussions sur l’économie internationale seraient énormes.
Le consensus sur la nécessité de protéger les ressources et installations hydriques dans des zones de conflit est bien défini. La façon d’y arriver est cependant moins évidente. Contrairement aux médicaments et aux colis de nourriture, l’eau ne peut être parachutée dans les zones de conflit. Et les forces de maintien de la paix de l’ONU sont lourdement taxées.
Il est vrai que le Comité international de la Croix-Rouge négocie des sauf-conduits pour les techniciens devant inspecter et réparer les dégâts aux conduites et réservoirs d’eau en Iraq, en Syrie et en Ukraine ; mais chaque passage doit être négocié avec les autorités militaires des États et avec les chefs rebelles participant au conflit — un long et laborieux processus. Une meilleure méthode serait que les grandes puissances, fortes de leur influence considérable, négocient à court terme les trêves dans des régions en proie à des conflits prolongés, en particulier pour réparer et remettre en fonction les réseaux d’aqueduc ou d’assainissement des eaux.
Toutefois, pour jeter les bases d’une telle démarche, le Conseil de sécurité de l’ONU devra déclarer que l’eau est une « ressource stratégique pour l’humanité » et adopter une résolution visant à protéger les ressources et installations hydriques, analogue à la résolution 2286, adoptée en mai dernier pour protéger les établissements sanitaires en cas de conflit armé.
À plus long terme, il faudra que les pays qui utilisent les mêmes zones riveraines mettent sur pied des accords régionaux de sécurité pour préserver et protéger leurs ressources. Grâce à une gestion collaborative étayant la protection collective, l’eau, souvent source de concurrence et de conflit, pourrait devenir un facteur de paix et de coopération.
Denis Sassou-Nguesso, le président de la République du Congo, est à la pointe de ce mouvement, il dirige un groupe de huit États visant la création du Fonds bleu pour le bassin du Congo. Si le Fonds atteint ses objectifs, il permettra d’atténuer les changements climatiques, de créer de nouveaux débouchés d’emploi liés aux activités fluviales et de promouvoir la sécurité collective dans une région marquée par l’instabilité. Il y a deux mois, à Marrakech, le Sommet africain de l’Action a décrit le Fond comme l’une des quatre grandes idées susceptibles de transformer le continent.
En mars 2016, dans le cadre de la Journée internationale de l’eau, le prince Hassan ben Talal de la Jordanie et moi-même avons lancé un appel pour la création d’un fonds Marshall pour les bassins fluviaux communs du monde entier. Le Fonds bleu pour le bassin du Congo est un pas dans cette direction. Nous avons maintenant besoin que des fonds semblables soient créés pour protéger tous les 263 bassins fluviaux et lacs communs à plusieurs États du monde. Le défi est de taille ; mais, étant donné le potentiel de l’eau pour semer les conflits et appuyer la paix, il faut l’aborder de front.
Traduit de l’anglais par Pierre Castegnier