moffett1_Drew AngererGetty Images_us pledge of allegiance Drew Angerer/Getty Images

Divisés nous sommes

WASHINGTON, DC – Les mots « nationalisme » et « patriotisme » sont généralement brandis comme la marque d’une attitude politique tranchée ; l’un et l’autre sont souvent revenus dans la campagne pour les élections du mois prochain aux États-Unis. Ces termes sont toutefois, pour un psychologue, des expressions variables mais distinctes de la façon dont les humains s’identifient à leur société. De fait, les différences de personnalité entre nationalistes et patriotes semblent universellement partagées entre les cultures, ce qui laisse penser qu’elles appartiennent au patrimoine commun de notre humanité.

Si nationalistes et patriotes affichent les uns et les autres leur attachement à leur société, ils le vivent différemment. Les patriotes sont fiers de l’identité commune et de leur sentiment d’appartenance – attitude que peuvent naturellement partager des citoyens nés dans le pays ou des immigrants naturalisés. Leur passion étant tournée vers leur propre groupe, les patriotes mettent en avant les besoins quotidiens de leur collectivité : l’alimentation, le logement, l’éducation, etc.

Les nationalistes se font une gloire, en revanche, de leur identité même. Tout aussi attentifs à leurs concitoyens que le sont les patriotes, les nationalistes sont préoccupés par la préservation de ce qu’ils perçoivent comme un mode vie supérieur aux autres – le leur –, qu’ils entendent protéger des menaces extérieures.  

Mais patriotes et nationalistes ont aussi une conception divergente de celles et ceux qu’ils considèrent comme « les leurs ». Les nationalistes attribuent une grande valeur aux aspects de leur identité qui les distinguent des autres. Ils accordent par conséquent une grande importance aux démonstrations de fidélité, aux codes et aux règles, à l’obéissance envers les autorités et au maintien des relations sociales telles qu’elles sont. Ces valeurs ont trouvé prise lorsque les sociétés égalitaires de chasseurs-cueilleurs d’autrefois se sont sédentarisées et qu’ont émergé des différences de pouvoir et de prestige entre les individus et les groupes.

Les patriotes n’en confèrent pas moins « aux leurs » une grande place dans leur système de valeurs, mais c’est un statut, considèrent-ils, qui doit se gagner plutôt que se défendre. En conséquence de quoi, les patriotes intègrent l’idée d’une amélioration continuelle.

Si l’on observe le monde naturel, c’est chez les fourmis qu’apparaîtra le parallèle le plus proche des nationalistes : elles sont très attachées à ce qui pourrait jouer le rôle d’un drapeau pour la colonie : une odeur particulière, que partagent tous ses membres et qui constitue une sorte d’emblème de l’identité du groupe. Chez les humains, un patriote peut sentir lui monter aux yeux les mêmes larmes que tout bon nationaliste lorsqu’il affiche son allégeance à des emblèmes comme le drapeau ou l’hymne, mais ce sont surtout les nationalistes qui sont sensibles à ces symboles.

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Chez les nationalistes, le contact, même bref, avec le drapeau national ou un dirigeant respecté déclenche une vive réaction, tout comme l’absence du symbole lorsque celui-ci est attendu. On en trouvera un parfait exemple dans le tollé que soulèvent parmi les nationalistes américains blancs les sportifs professionnels noirs qui s’agenouillent lorsque retentit l’hymne national afin de protester contre les violences policières.

Si les nationalistes se méfient beaucoup plus de la diversité que les patriotes, cela ne signifie pas que ces derniers sont immunisés contre les préjugés. En réservant leur ferveur à leurs concitoyens ou aux membres de leur propre race ou de leur propre ethnie, les patriotes peuvent aussi finir par faire de celles et de ceux qui ne leur ressemblent pas les victimes de leur discrimination, quand bien même involontairement.

En fait, il est possible que l’émergence de tels points de vue contradictoires ait été l’une des clés de notre survie. En fonction des contextes, après tout, chacun de ces deux modes de pensée peut avoir des avantages. Dans mon travail de biologiste, j’ai découvert que des groupes allant des communautés de chimpanzés aux nids de termites semblaient suivre deux objectifs qui se recouvrent en partie : pourvoir aux besoins de la communauté et la protéger. Si la fonction de protection se préoccupe des étrangers au groupe, celle de la satisfaction des besoins se préoccupe au contraire des membres de celui-ci.

La dimension patriote-nationaliste de nos identités pourrait être une adaptation permettant de répondre à ces besoins sociaux divergents. Des comportements similaires de compromis entre deux responsabilités existent aussi chez d’autres animaux. Les scientifiques ont montré que les colonies de fourmis ont de meilleures chances de développement lorsqu’elles ne contiennent pas seulement des individus qui se précipitent bravement à la défense du groupe, mais d’autres aussi, qui s’éloigneront du danger pour s’occuper soigneusement du nid. Si l’on ôte une trop grande proportion de ce dernier groupe, les jeunes mourront de faim ; si l’on diminue trop le premier, les parasites s’empareront des ressources de la colonie.

Si nous pensons des sociétés en bonne santé qu’elles fonctionnent grâce à la coopération de leurs membres, les conflits peuvent aussi avoir des avantages. Même si les personnes aux vues opposées se regardent rarement les yeux dans les yeux, le fait est que les sociétés humaines pourvues de trop ou de trop peu d’individus à chaque extrémité du spectre sont vulnérables à la catastrophe. Encore les modernes humains sont-ils confrontés à beaucoup plus de complications sociales que tous les autres animaux sociaux – y compris nos lointains prédécesseurs. Si des tensions sociales telles que celles d’aujourd’hui étaient survenues chez nos ancêtres chasseurs-cueilleurs, leurs sociétés, de quelques centaines de personnes seulement, se seraient fragmentées.

Une grande part de nos divisions sociales actuelles résultent du fait que nous avons évolué dans des sociétés relativement homogènes. Les sociétés multiethniques et multiraciales sont relativement nouvelles dans notre histoire, et beaucoup de gens – patriotes comme nationalistes – conservent un biais, conscient ou non, en faveur de leur propre appartenance ethnique. C’est pourquoi une action mauvaise commise par un membre isolé d’un groupe minoritaire – comme la fusillade, en 2016, dans une boîte de nuit d’Orlando, en Floride, commise par un Américain d’origine afghane – déclenche l’indignation contre la population entière, engendrant même une réaction hostile envers d’autres appartenances ethniques sans relation avec la tragédie. Lorsque les gens craignent pour leur sécurité ou pour leur mode de vie, ils sont enclins à réunir dans la même catégorie tous ceux qui sont perçus, sans distinction, comme des intrus.

Au début des années 1990, une enquête avait demandé à des Américains s’ils aimeraient avoir pour voisins des Wisio-Américains ; presque 40 % des personnes interrogées avaient répondu par la négative, alors que « Wisiens » n’ont jamais existé (ils avaient été inventés par les auteurs de l’enquête). Pourtant, malgré des préjugés aussi profondément enracinés, les sociétés modernes multiethniques et multiraciales maintiennent leur cohésion, réussissent plutôt bien, et même prospèrent.

Une explication classique de cette résilience a été proposée voici plus d’un siècle dans le livre Folkways du sociologue William Sumner, qui affirme que le conflit avec des intrus ou des étrangers rassemble une société. Mais ce n’est évidemment pas toujours le cas. Comme nous l’avons vu ces dernières années, des forces extérieures peuvent aussi semer la discorde et dresser des groupes les uns contre les autres au sein d’une même société. Et même lorsqu’une menace extérieure galvanise la majorité de la population, des groupes minoritaires peuvent se trouver plus encore marginalisés, voire diabolisés, qu’ils ne l’étaient déjà.

Quoi qu’il en soit, les Américains aux sympathies politiques opposées sont trop entremêlés aujourd’hui pour que le pays se fracture comme l’aurait fait une société de chasseurs-cueilleurs. Nous nous tenons les uns aux autres, et du point de vue de Sirius, c’est probablement mieux ainsi.

Traduit de l’anglais par François Boisivon

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