Taxons les oligarches

Le monde est préoccupé par l'arrestation du milliardaire pétrolier russe Mikhail Khodorkovsky. Il s'inquiète de ce que la Russie puisse faire marche arrière sur la démocratie et la loi.

La Russie doit faire face à de nombreux problèmes posés par l'héritage du Communisme et la méthode employée pour passer du Communisme à une économie de marché. Les problèmes se divisent en deux catégories : la politique et les difficultés relatives à l'instauration de la démocratie et de la loi après des décennies de totalitarisme, et l'économie.

Deux graves erreurs en matière de politique économique ont été commises pendant la présidence de Yeltsin. La première, comme je l'indique dans mon livre La Grande Désillusion , a été de créer des avantages menant au dépouillement des actifs plutôt qu'à une création de richesses. L'autre a consisté à gaspiller les quelques legs positifs de l'ère communiste.

L'un de ces legs consistait en un niveau élevé de capital humain, particulièrement dans les domaines techniques et scientifiques, mais la majeure partie de ce legs a été perdue lorsque la majeure partie des individus les plus talentueux du pays ont émigré. Un autre héritage gaspillé, qui a entraîné pour sa part de graves conséquences politiques, a porté sur l'égalité relative transmise par le Communisme.

La politique et l'économie sont en fait inextricablement liées ici : l'érosion des classes moyennes, qui a accompagné l'ascension de quelques oligarches extrêmement riches, et la descente de millions d'individus dans la pauvreté, a rendu la création d'une société démocratique et de la loi bien plus difficile.

La raison en est simple. Ce ne sont pas les Rockefeller et les Gates de ce monde qui représentent les partisans les plus acharnés d'un « pied d'égalité » et du respect de la loi (y compris de la loi sur la concurrence). Historiquement, ce sont les classes moyennes qui sont intrinsèquement concernées par la justice et l'égalité, jouant ainsi un rôle déterminant dans l'institution de la loi.

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Pour cette raison, la confrontation avec les privatisations illégitimes des années 1990, qui sont à l'origine de l'inégalité des richesses en Russie, constitue parfois une tâche qui reste encore à accomplir, et pas seulement par souci de justice ; elle est importante pour les performances sur le long terme de l'économie de la Russie.

En fin de compte, la sécurité des droits de propriété (et de la croissance qu'elle autorise) dépend principalement de la légitimité que la société confère à ces droits. Si les détenteurs des richesses sont perçus comme des individus ayant obtenu ces richesses en toute illégalité, aucun système juridique ne pourra sécuriser la propriété. Si cette dernière n'est pas sûre, ou si elle n'est même pas perçue comme telle, les avantages obtenus sont dénaturés. Les individus qui contrôlent les entreprises russes continueront ainsi à dépouiller les actifs et à les convertir en des richesses qui pourront aisément être sorties du pays.

Pire encore, si le problème de l'héritage des privatisations illégitimes n'est pas traité, l'oligarchie économique risque alors de se transformer également en oligarchie politique. C'est dans cette optique que les démarches de Putin contre Khodorkovsky doivent être considérées. Car si les oligarches réussissent à conserver leurs biens mal acquis, il n'est pas difficile d'imaginer qu'une personne de la même veine que Khodorkovsky, qui commençait déjà à construire une machine politique en plus de son empire commercial, puisse monnayer ses actions Yukos, placer ses richesses dans un paradis fiscal sûr et les utiliser pour manipuler la politique russe.

Que faire, alors, des propriétés obtenues par des pratiques malhonnêtes lors des privatisations sauvages des années 1990 ? Il aurait probablement été plus facile pour le gouvernement de la Russie de reprendre les biens mal acquis de certains oligarches plus tôt, disons après la crise du rouble de 1998, lorsqu'un grand nombre d'entre eux n'ont pas pu honorer les échéances de leurs prêts.

Bien que cette opportunité ait disparu, je crois encore qu'il serait bien plus facile de traiter ce problème maintenant que dans, disons, une décennie. Une fois que Khodorkovsky et ses semblables auront vendu leur participation à des intérêts étrangers et qu'ils auront sorti leur argent de Russie, il n'y aura plus grand-chose à faire pour y remédier.

Mais l'annulation des privatisations illégitimes des années 1990 ne créera-t-elle pas de nouveaux problèmes et n'ébranlera-t-elle pas la tentative de la Russie d'établir des droits de propriété sûrs ? Je crois qu'il est possible de résoudre certaines inégalités du passé sans pour autant s'attaquer directement aux « droits de propriété », quelle que soit la manière douteuse avec laquelle ils ont été acquis. La Russie pourrait imposer un « impôt sur les gains excédentaires de capital », dans l'esprit de l'impôt imposé aux compagnies pétrolières américaines lorsque leurs profits sont montés en flèche, sans qu'elles y aient été pour quelque chose, grâce aux prix élevés du pétrole lors des années 1970.

Un impôt pourrait être imposé, disons au taux de 90 %, sur les gains excédentaires dérivés de l'acquisition d'actifs d'Etat, par exemple sur les gains excédant 10 % des retours cumulatifs sur les placements en action d'origine. L'impôt serait dû lorsque la société serait cotée en bourse ou lors de la vente des actifs. Ce type d'impôt laisserait aux oligarches largement de quoi vivre et pourrait même les dédommager de leurs efforts de restructuration des entreprises.

Afin d'encourager l'investissement national tout en reconnaissant la difficulté qui existe à imposer des actifs détenus à l'étranger, un impôt « de sortie » pourrait également s'appliquer au capital sorti du pays. Cette démarche ressemblerait alors dans une certaine mesure à celle envisagée aux Etats-Unis par l'Administration Clinton, qui avait proposé un impôt pour les milliardaires qui renonceraient à leur citoyenneté afin de ne pas être imposés.

L'argent collecté grâce au nouvel impôt pourrait permettre de rétablir, par exemple, les systèmes de santé et d'éducation malades de la Russie. Il est certain que l'impôt ne résoudrait pas tous les problèmes de la Russie. Il n'éliminerait pas les immenses inégalités. Il ne créerait pas une nouvelle classe moyenne.

Il contribuerait toutefois à rectifier les conséquences des « ponctions fiscales sur les richesses » de l'ère Yelstin. Plus important, bien qu'il ne permettrait pas de garantir la création d'une démocratie viable, il aurait au moins le mérite de diminuer la menace posée à la démocratie par le rôle de plus en plus trouble joué par l'argent dans la politique russe.

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