LONDRES – En ayant recours à la persuasion, aux exhortations, aux procédures juridiques, aux pressions économiques et parfois à l’intervention militaire, la politique étrangère américaine impose le point de vue des États-Unis sur la manière dont le monde doit être régi. Dans l’histoire contemporaine, seuls deux pays ont eu de telles ambitions de transformer le monde : la Grande-Bretagne et les États-Unis. Au cours des 150 dernières années, ce sont les seuls deux pays dont le pouvoir – de convaincre et de contraindre, formel et informel – s’est étendu à toutes les régions du monde, leur permettant de revendiquer, de manière plausible, l’héritage de la Rome impériale.
Lorsque les États-Unis ont hérité de la position mondiale de la Grande-Bretagne après 1945, ils ont également hérité le sens des responsabilités britannique quant à l’avenir de l’ordre international. Épousant pleinement ce rôle, les États-Unis sont devenus les prosélytes de la démocratie et depuis l’effondrement de l’Union soviétique, l’un des principaux objectifs de la politique étrangère américaine a été de favoriser sa propagation – au besoin en imposant un changement de régime lorsque cela est jugé nécessaire.
En fait, cette stratégie remonte à l’époque du président américain Woodrow Wilson. Comme l’écrit l’historien Nicholas Mulder dans The Economic Weapon: The Rise of Sanctions as a Tool of Modern War, (« L’arme économique : l’émergence des sanctions comme instrument de la guerre moderne » – non traduit) : « Wilson a été le premier chef d’État à faire de l’arme économique un instrument de démocratisation. Il a ainsi ajouté un impératif politique interne aux sanctions économiques – la diffusion de la démocratie – à l’objectif politique externe que […] visaient les partisans européens des sanctions: la paix entre les États ». L’implication de cette stratégie est que, lorsque l’occasion s’en présente, des mesures militaires et non militaires doivent être appliquées pour renverser les régimes « malveillants ».
Selon la théorie de la paix démocratique, les démocraties ne déclenchent pas de guerre, seules les dictatures le font. Un monde entièrement démocratique serait donc un monde sans guerre. C’est du moins l’espoir qui s’est fait jour dans les années 1990. Au lendemain de l’effondrement du modèle communiste, l’attente, telle qu’exprimée par Francis Fukuyama dans son célèbre article « La fin de l’histoire ? » paru en 1989, était que le modèle démocratique triompherait dans la plupart des régions du monde.
La suprématie américaine était censée garantir que la démocratie devienne la norme politique universelle. Pourtant, la Chine et la Russie, les principales nations communistes de l’époque de la guerre froide, n’y ont pas souscrit, pas plus que d’autres importants centres des affaires mondiales, le Moyen-Orient en particulier. Fukuyama a en conséquence récemment reconnu que si la Chine et la Russie étaient amenées à s’unir, « alors nous vivrions vraiment dans un monde dominé par ces puissances non démocratiques […] ce qui serait assurément la fin de la fin de l’histoire ».
Le raisonnement selon lequel les démocraties sont intrinsèquement « pacifiques » et les dictatures ou autocraties « belliqueuses » est intuitivement séduisant. Toute en ne niant pas que les États poursuivent leurs propres intérêts, il suppose que les intérêts des États démocratiques vont dans le sens de valeurs communes comme les droits humains, et que ces intérêts seront poursuivis de manière moins agressive (puisque les processus démocratiques impliquent de négocier les points de vue divergents). Les gouvernements démocratiques rendent compte à leurs citoyens et les citoyens ont tout intérêt à vivre en paix, et non dans la violence des conflits.
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En revanche, selon ce raisonnement, les dirigeants et les élites des dictatures sont illégitimes et donc manquent de confiance en eux, ce qui les conduits à rechercher le soutien populaire en attisant l’animosité envers les étrangers. Si la démocratie remplaçait partout les dictatures, la paix mondiale s’ensuivrait automatiquement.
Cette conviction repose sur deux postulats qui ont exercé une forte influence sur la théorie des relations internationales, même si leurs fondements empiriques et théoriques sont faibles. Le premier postulat est que les relations extérieures d’un État sont déterminées par ses principes constitutionnels – un point de vue qui néglige l’influence que peut avoir le système international sur la politique intérieure d’un pays. Comme l’a fait valoir le politologue américain Kenneth N. Waltz dans son ouvrage de 1979 The Theory of International Politics (La théorie de la politique internationale, non traduit), c’est plus « l’anarchie internationale » (entendue comme absence d'instance supérieure aux États) qui conditionne le comportement des États que le comportement des États qui donne naissance à un système international anarchique.
La perspective de Waltz sur les principes généraux qui guident les relations entre États est particulièrement utile à cette époque de mondialisation. Il faut tenir compte de la structure du système international pour « prédire » comment un État donné va se comporter, quels que soient ses principes constitutionnels. « Si chaque État, étant stable, ne cherchait qu’à assurer sa sécurité et n’avait pas de visées sur ses voisins, tous les États n’en seraient pas moins exposés à l’insécurité », a-t-il observé, « parce les moyens par lesquels un État assure sa sécurité sont, par leur existence même, les moyens qui présentent une menace pour d’autres États ».
Waltz a avancé un antidote revigorant à l’hypothèse complaisante qui voudrait que les comportements démocratiques soient aisément transposables d’un endroit à l’autre. Au lieu de tenter de propager la démocratie, il a suggéré qu’il serait préférable de chercher à réduire l’insécurité dans le monde.
Bien qu’il existe indéniablement une corrélation entre les institutions démocratiques et la cohabitation pacifique, le sens de la causalité est discutable. Est-ce la démocratie qui a rendu l’Europe pacifique après 1945 ? Ou sont-ce plutôt le parapluie nucléaire américain, l’établissement des frontières par les vainqueurs et la croissance économie alimentée par le Plan Marshall qui ont finalement permis à l’Europe non communiste d’accepter la démocratie comme norme politique. Selon le politologue américain Mark E. Pietrzyk, « Seuls les États qui jouissent d’une certaine sécurité – aux plans économique, militaire et politique – peuvent se permettre d’avoir des sociétés libres et pluralistes ; en l’absence de cette sécurité, les États sont bien plus susceptibles d’adopter, de maintenir ou de revenir à des structures d’autorité centralisées et coercitives ».
Le second postulat voudrait que la démocratie soit la forme naturelle de l’État, que les peuples du monde entier adopteraient spontanément s’ils en avaient la latitude. Cette hypothèse douteuse laisse croire qu’un changement de régime est facile parce que les puissances imposant des sanctions peuvent compter sur le soutien chaleureux des populations dont les libertés ont été bafouées et les droits piétinés.
En établissant des comparaisons superficielles avec l’Allemagne et le Japon d’après-guerre, les apôtres de la démocratisation sous-estiment sérieusement les difficultés à instaurer des démocraties dans les pays dépourvus des traditions constitutionnelles occidentales. Les résultats de leur labeur sont visibles en Afghanistan, en Irak, en Libye, en Syrie et dans plusieurs pays africains.
La théorie de la paix démocratique est, surtout, peu rigoureuse. Elle fournit une explication simpliste des comportements bellicistes sans tenir compte du contexte géographique et historique des États concernés. Cette superficialité conduit à penser, avec un excès de confiance, qu’une dose éclair de sanctions économiques ou de bombardements suffira à guérir une dictature de sa fâcheuse affliction.
En bref, l’idée que la démocratie est transposable conduit à une grossière sous-estimation des coûts économiques, humanitaires et militaires des tentatives de propagation de la démocratie dans les régions troublées de la planète. L’Occident a payé un prix terriblement élevé pour ce type de raisonnement – et il est peut-être sur le point de le payer à nouveau.
Robert Skidelsky, membre de la Chambre des lords britannique et professeur émérite de sciences économiques à l’université de Warwick, a été directeur non exécutif de la compagnie pétrolière privée russe PJSC Russneft de 2016 à 2021.
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China’s prolonged reliance on fiscal stimulus has distorted economic incentives, fueling a housing glut, a collapse in prices, and spiraling public debt. With further stimulus off the table, the only sustainable path is for the central government to relinquish more economic power to local governments and the private sector.
argues that the country’s problems can be traced back to its response to the 2008 financial crisis.
World order is a matter of degree: it varies over time, depending on technological, political, social, and ideological factors that can affect the global distribution of power and influence norms. It can be radically altered both by broader historical trends and by a single major power's blunders.
examines the role of evolving power dynamics and norms in bringing about stable arrangements among states.
LONDRES – En ayant recours à la persuasion, aux exhortations, aux procédures juridiques, aux pressions économiques et parfois à l’intervention militaire, la politique étrangère américaine impose le point de vue des États-Unis sur la manière dont le monde doit être régi. Dans l’histoire contemporaine, seuls deux pays ont eu de telles ambitions de transformer le monde : la Grande-Bretagne et les États-Unis. Au cours des 150 dernières années, ce sont les seuls deux pays dont le pouvoir – de convaincre et de contraindre, formel et informel – s’est étendu à toutes les régions du monde, leur permettant de revendiquer, de manière plausible, l’héritage de la Rome impériale.
Lorsque les États-Unis ont hérité de la position mondiale de la Grande-Bretagne après 1945, ils ont également hérité le sens des responsabilités britannique quant à l’avenir de l’ordre international. Épousant pleinement ce rôle, les États-Unis sont devenus les prosélytes de la démocratie et depuis l’effondrement de l’Union soviétique, l’un des principaux objectifs de la politique étrangère américaine a été de favoriser sa propagation – au besoin en imposant un changement de régime lorsque cela est jugé nécessaire.
En fait, cette stratégie remonte à l’époque du président américain Woodrow Wilson. Comme l’écrit l’historien Nicholas Mulder dans The Economic Weapon: The Rise of Sanctions as a Tool of Modern War, (« L’arme économique : l’émergence des sanctions comme instrument de la guerre moderne » – non traduit) : « Wilson a été le premier chef d’État à faire de l’arme économique un instrument de démocratisation. Il a ainsi ajouté un impératif politique interne aux sanctions économiques – la diffusion de la démocratie – à l’objectif politique externe que […] visaient les partisans européens des sanctions: la paix entre les États ». L’implication de cette stratégie est que, lorsque l’occasion s’en présente, des mesures militaires et non militaires doivent être appliquées pour renverser les régimes « malveillants ».
Selon la théorie de la paix démocratique, les démocraties ne déclenchent pas de guerre, seules les dictatures le font. Un monde entièrement démocratique serait donc un monde sans guerre. C’est du moins l’espoir qui s’est fait jour dans les années 1990. Au lendemain de l’effondrement du modèle communiste, l’attente, telle qu’exprimée par Francis Fukuyama dans son célèbre article « La fin de l’histoire ? » paru en 1989, était que le modèle démocratique triompherait dans la plupart des régions du monde.
La suprématie américaine était censée garantir que la démocratie devienne la norme politique universelle. Pourtant, la Chine et la Russie, les principales nations communistes de l’époque de la guerre froide, n’y ont pas souscrit, pas plus que d’autres importants centres des affaires mondiales, le Moyen-Orient en particulier. Fukuyama a en conséquence récemment reconnu que si la Chine et la Russie étaient amenées à s’unir, « alors nous vivrions vraiment dans un monde dominé par ces puissances non démocratiques […] ce qui serait assurément la fin de la fin de l’histoire ».
Le raisonnement selon lequel les démocraties sont intrinsèquement « pacifiques » et les dictatures ou autocraties « belliqueuses » est intuitivement séduisant. Toute en ne niant pas que les États poursuivent leurs propres intérêts, il suppose que les intérêts des États démocratiques vont dans le sens de valeurs communes comme les droits humains, et que ces intérêts seront poursuivis de manière moins agressive (puisque les processus démocratiques impliquent de négocier les points de vue divergents). Les gouvernements démocratiques rendent compte à leurs citoyens et les citoyens ont tout intérêt à vivre en paix, et non dans la violence des conflits.
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Cette conviction repose sur deux postulats qui ont exercé une forte influence sur la théorie des relations internationales, même si leurs fondements empiriques et théoriques sont faibles. Le premier postulat est que les relations extérieures d’un État sont déterminées par ses principes constitutionnels – un point de vue qui néglige l’influence que peut avoir le système international sur la politique intérieure d’un pays. Comme l’a fait valoir le politologue américain Kenneth N. Waltz dans son ouvrage de 1979 The Theory of International Politics (La théorie de la politique internationale, non traduit), c’est plus « l’anarchie internationale » (entendue comme absence d'instance supérieure aux États) qui conditionne le comportement des États que le comportement des États qui donne naissance à un système international anarchique.
La perspective de Waltz sur les principes généraux qui guident les relations entre États est particulièrement utile à cette époque de mondialisation. Il faut tenir compte de la structure du système international pour « prédire » comment un État donné va se comporter, quels que soient ses principes constitutionnels. « Si chaque État, étant stable, ne cherchait qu’à assurer sa sécurité et n’avait pas de visées sur ses voisins, tous les États n’en seraient pas moins exposés à l’insécurité », a-t-il observé, « parce les moyens par lesquels un État assure sa sécurité sont, par leur existence même, les moyens qui présentent une menace pour d’autres États ».
Waltz a avancé un antidote revigorant à l’hypothèse complaisante qui voudrait que les comportements démocratiques soient aisément transposables d’un endroit à l’autre. Au lieu de tenter de propager la démocratie, il a suggéré qu’il serait préférable de chercher à réduire l’insécurité dans le monde.
Bien qu’il existe indéniablement une corrélation entre les institutions démocratiques et la cohabitation pacifique, le sens de la causalité est discutable. Est-ce la démocratie qui a rendu l’Europe pacifique après 1945 ? Ou sont-ce plutôt le parapluie nucléaire américain, l’établissement des frontières par les vainqueurs et la croissance économie alimentée par le Plan Marshall qui ont finalement permis à l’Europe non communiste d’accepter la démocratie comme norme politique. Selon le politologue américain Mark E. Pietrzyk, « Seuls les États qui jouissent d’une certaine sécurité – aux plans économique, militaire et politique – peuvent se permettre d’avoir des sociétés libres et pluralistes ; en l’absence de cette sécurité, les États sont bien plus susceptibles d’adopter, de maintenir ou de revenir à des structures d’autorité centralisées et coercitives ».
Le second postulat voudrait que la démocratie soit la forme naturelle de l’État, que les peuples du monde entier adopteraient spontanément s’ils en avaient la latitude. Cette hypothèse douteuse laisse croire qu’un changement de régime est facile parce que les puissances imposant des sanctions peuvent compter sur le soutien chaleureux des populations dont les libertés ont été bafouées et les droits piétinés.
En établissant des comparaisons superficielles avec l’Allemagne et le Japon d’après-guerre, les apôtres de la démocratisation sous-estiment sérieusement les difficultés à instaurer des démocraties dans les pays dépourvus des traditions constitutionnelles occidentales. Les résultats de leur labeur sont visibles en Afghanistan, en Irak, en Libye, en Syrie et dans plusieurs pays africains.
La théorie de la paix démocratique est, surtout, peu rigoureuse. Elle fournit une explication simpliste des comportements bellicistes sans tenir compte du contexte géographique et historique des États concernés. Cette superficialité conduit à penser, avec un excès de confiance, qu’une dose éclair de sanctions économiques ou de bombardements suffira à guérir une dictature de sa fâcheuse affliction.
En bref, l’idée que la démocratie est transposable conduit à une grossière sous-estimation des coûts économiques, humanitaires et militaires des tentatives de propagation de la démocratie dans les régions troublées de la planète. L’Occident a payé un prix terriblement élevé pour ce type de raisonnement – et il est peut-être sur le point de le payer à nouveau.
Robert Skidelsky, membre de la Chambre des lords britannique et professeur émérite de sciences économiques à l’université de Warwick, a été directeur non exécutif de la compagnie pétrolière privée russe PJSC Russneft de 2016 à 2021.