LONDRES – Greta Thunberg, la jeune égérie suédoise de la lutte contre le réchauffement climatique a mis le cap vers les États-Unis, qu’elle rejoindra bientôt a bord d’un voilier de course n’émettant pas de dioxyde de carbone et où elle compte bien se faire entendre, notamment au sommet des Nations Unies sur le climat à New York. Elle débarquera en Amérique alors que la conscience de la menace que fait peser l’évolution du climat se renforce outre-Atlantique. Quoiqu’on ne puisse dire si cette récente prise de conscience se traduira par des actions concrètes.
Prendre au sérieux les questions de durabilité, cela signifie que nous ne pouvons ignorer les limites de la planète. Il nous faut commencer à mettre en place les outils et les politiques qui permettront à tous égards une société plus durable, avant que leur coût ne soit si important qu’il ne nous ruine. La tâche en incombe non seulement aux spécialistes des disciplines concernées, mais à tous les chercheurs, à tous les savants, quel que soit leur champ de compétence. C’est à l’aune du critère de durabilité que nous devons désormais considérer les questions pratiques soulevées par nos choix politiques. Nous avons besoin d’une recherche apte à relever les défis, concentrée sur ses objectifs et qui revendique la multidisciplinarité.
Michael Grubb, de l’université de Cambridge, et ses deux co-auteurs, nous ont livré, avec leur ouvrage publié en 2014, Planetary Economics: Energy, Climate Change, and the Three Domains of Sustainable Development, une monumentale contribution. Grubb y réunit un vaste ensemble d’outils tirés de la discipline économique pour tracer la voie vers une société durable. Un cadre qui doit être élargi au-delà du champ économique, mais qui fournit un point de départ utile.
Les « trois domaines » mentionnés dans le sous-titre de l’ouvrage ressortissent au comportement de tout un chacun et à la façon dont la réglementation, le marché, avec son rôle traditionnel d’établissement des prix, et l’innovation peuvent l’influencer. Pour transformer un système, il faut agir dans ces trois directions. Ainsi une meilleure réglementation peut-elle changer les comportements tout en réduisant les prix et en stimulant l’innovation, laquelle, à son tour, favorise des règles plus efficaces et des coûts moindres.
Malheureusement, ces trois domaines ont évolué séparément au sein de l’expertise économique, développant leur propre langage, leur système de preuve, leurs recommandations quant aux politiques à mener, leurs académies ou leurs associations et leurs publications indépendantes. L’objectif d’une « économie planétaire » est d’intégrer ces domaines dans une seule et unique communauté scientifique, dont l’objectif doit être de contribuer à construire une civilisation viable dans les limites terrestres.
Elle existe déjà aux marges. Les économistes évolutionnistes dialoguent avec les spécialistes de l’économie des organisations et du comportement sur la construction des systèmes complexes créés au cours du temps par l’interaction des choix individuels, sociaux et économiques. Les économistes de la complexité, comme W. Brian Arthur, étudient ces questions depuis des décennies. En parallèle, ceux qui articulent leurs travaux autour de la notion de « résidu », énoncée par Robert Solow, empruntent à ces trois domaines pour rendre intelligibles des facteurs inexpliqués de la croissance économique.
Mais le processus de cette trans-spécialisation est loin d’avoir acquis la vitesse suffisante. Nous avons besoin d’un nouveau champ d’une science sociale planétaire qui unifie les différents points de vue, les cadres conceptuels et les outils d’analyse – fournis par les sciences politiques, la sociologie, l’anthropologie et la psychologie. Nous ne pouvons pas plus ignorer les défis géopolitiques et ceux qui se posent à la sécurité d’une planète en réchauffement que nous ne pouvons faire abstraction de la climatologie.
Au-delà de la participation des consommateurs, des entreprises privées et de la société civile, la construction d’une économe mondiale durable demandera l’intervention volontariste des États. Il est urgent que les gouvernements ajustent leurs cadres réglementaires, repensent leurs dispositifs d’incitation à l’égard des marchés et développent les infrastructures, industrielles et organisationnelles, qui permettront aux innovations de se développer.
La santé publique nous fournit peut-être l’exemple du champ d’application qui a le mieux réussi à intégrer les autres disciplines, notamment la médecine et l’écologie. Dans son ouvrage Survival: One Health, One Planet, One Future, George R. Lueddeke, président du groupe de travail pour l’éducation à une seule santé (One Health Education Task Force), montre comment la santé publique peut être pensée dans un vaste éventail de champs disciplinaires pour assurer non seulement la santé des personnes, mais aussi, plus généralement, des populations et des écosystèmes.
L’éducation est, bien évidemment, un autre domaine fondamental. En 2015, la communauté internationale a adopté le Programme 2030 des Nations Unies et les 17 objectifs de développement durable, dont l’ODD n°4, qui affirme qu’une éducation universelle de qualité est indispensable à l’« avènement de sociétés pacifiques, justes et inclusives ». Mais la réalisation de cet objectif, notamment dans les pays en développement, est entravée par les inégalités, la pauvreté, les carences financières, l’extrémisme et les conflits armés.
Dans les économies avancées, les systèmes éducatifs doivent préparer les étudiants à un monde qui connaît des changements sociaux, économiques et technologiques sans précédents. Les jeunes d’aujourd’hui ont besoin des qualifications qui leur permettront non seulement de faire face aux transformations en cours, mais de les conduire. Ce qui signifie que les politiques d’éducation doivent elles aussi être conçues pour relever ces défis. Concrètement, chaque université devrait envisager la création de cursus obligatoires consacrés à systémique et aux approches transdisciplinaires.
En même temps, les organisations des secteurs public et privé doivent intégrer les ODD à leurs opérations quotidiennes. Dans Survival, Lueddeke interroge 17 organisations, qui vont des Centers for Disease Control américains au Fonds mondial pour la nature (WWF), sur la façon dont elles mettent en place une approche multidisciplinaire. Mais il apparaît, en général, que de nombreux pays – sinon la plupart – n’ont pas encore évalué les coûts de mise en œuvre des ODD. Sans leur participation active, la réussite est peu probable.
En réalité, la plupart des ministres des Finances ne croient pas véritablement au Programme 2030. La promotion de la durabilité ne doit pas créer de nouvelles fragilités, qui pourraient être celles du surendettement. L’expérience récente montre que les crises financières peuvent rapidement anéantir les progrès économiques et politiques, annulant parfois des dizaines d’années de développement, compromettant pour l’avenir la croissance économique et la stabilité.
Tandis que Greta Thunberg aborde de nouveaux rivages, ceux qui sont au pouvoir devraient considérer leurs responsabilités envers toutes les générations. Il est urgent que nous puissions créer les conditions d’émergence d’une science sociale planétaire, qui pourra éclairer nos décisions politiques. La planète s’en sortira. Mais la survie de l’humanité dépendra des capacités à gouverner ici et maintenant et des systèmes de gouvernance et de connaissance que nous serons capables de bâtir pour l’avenir. Il n’est rien de tel que la perspective d’une extinction pour stimuler l’esprit.
Traduit de l’anglais par François Boisivon
LONDRES – Greta Thunberg, la jeune égérie suédoise de la lutte contre le réchauffement climatique a mis le cap vers les États-Unis, qu’elle rejoindra bientôt a bord d’un voilier de course n’émettant pas de dioxyde de carbone et où elle compte bien se faire entendre, notamment au sommet des Nations Unies sur le climat à New York. Elle débarquera en Amérique alors que la conscience de la menace que fait peser l’évolution du climat se renforce outre-Atlantique. Quoiqu’on ne puisse dire si cette récente prise de conscience se traduira par des actions concrètes.
Prendre au sérieux les questions de durabilité, cela signifie que nous ne pouvons ignorer les limites de la planète. Il nous faut commencer à mettre en place les outils et les politiques qui permettront à tous égards une société plus durable, avant que leur coût ne soit si important qu’il ne nous ruine. La tâche en incombe non seulement aux spécialistes des disciplines concernées, mais à tous les chercheurs, à tous les savants, quel que soit leur champ de compétence. C’est à l’aune du critère de durabilité que nous devons désormais considérer les questions pratiques soulevées par nos choix politiques. Nous avons besoin d’une recherche apte à relever les défis, concentrée sur ses objectifs et qui revendique la multidisciplinarité.
Michael Grubb, de l’université de Cambridge, et ses deux co-auteurs, nous ont livré, avec leur ouvrage publié en 2014, Planetary Economics: Energy, Climate Change, and the Three Domains of Sustainable Development, une monumentale contribution. Grubb y réunit un vaste ensemble d’outils tirés de la discipline économique pour tracer la voie vers une société durable. Un cadre qui doit être élargi au-delà du champ économique, mais qui fournit un point de départ utile.
Les « trois domaines » mentionnés dans le sous-titre de l’ouvrage ressortissent au comportement de tout un chacun et à la façon dont la réglementation, le marché, avec son rôle traditionnel d’établissement des prix, et l’innovation peuvent l’influencer. Pour transformer un système, il faut agir dans ces trois directions. Ainsi une meilleure réglementation peut-elle changer les comportements tout en réduisant les prix et en stimulant l’innovation, laquelle, à son tour, favorise des règles plus efficaces et des coûts moindres.
Malheureusement, ces trois domaines ont évolué séparément au sein de l’expertise économique, développant leur propre langage, leur système de preuve, leurs recommandations quant aux politiques à mener, leurs académies ou leurs associations et leurs publications indépendantes. L’objectif d’une « économie planétaire » est d’intégrer ces domaines dans une seule et unique communauté scientifique, dont l’objectif doit être de contribuer à construire une civilisation viable dans les limites terrestres.
Elle existe déjà aux marges. Les économistes évolutionnistes dialoguent avec les spécialistes de l’économie des organisations et du comportement sur la construction des systèmes complexes créés au cours du temps par l’interaction des choix individuels, sociaux et économiques. Les économistes de la complexité, comme W. Brian Arthur, étudient ces questions depuis des décennies. En parallèle, ceux qui articulent leurs travaux autour de la notion de « résidu », énoncée par Robert Solow, empruntent à ces trois domaines pour rendre intelligibles des facteurs inexpliqués de la croissance économique.
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Mais le processus de cette trans-spécialisation est loin d’avoir acquis la vitesse suffisante. Nous avons besoin d’un nouveau champ d’une science sociale planétaire qui unifie les différents points de vue, les cadres conceptuels et les outils d’analyse – fournis par les sciences politiques, la sociologie, l’anthropologie et la psychologie. Nous ne pouvons pas plus ignorer les défis géopolitiques et ceux qui se posent à la sécurité d’une planète en réchauffement que nous ne pouvons faire abstraction de la climatologie.
Au-delà de la participation des consommateurs, des entreprises privées et de la société civile, la construction d’une économe mondiale durable demandera l’intervention volontariste des États. Il est urgent que les gouvernements ajustent leurs cadres réglementaires, repensent leurs dispositifs d’incitation à l’égard des marchés et développent les infrastructures, industrielles et organisationnelles, qui permettront aux innovations de se développer.
La santé publique nous fournit peut-être l’exemple du champ d’application qui a le mieux réussi à intégrer les autres disciplines, notamment la médecine et l’écologie. Dans son ouvrage Survival: One Health, One Planet, One Future, George R. Lueddeke, président du groupe de travail pour l’éducation à une seule santé (One Health Education Task Force), montre comment la santé publique peut être pensée dans un vaste éventail de champs disciplinaires pour assurer non seulement la santé des personnes, mais aussi, plus généralement, des populations et des écosystèmes.
L’éducation est, bien évidemment, un autre domaine fondamental. En 2015, la communauté internationale a adopté le Programme 2030 des Nations Unies et les 17 objectifs de développement durable, dont l’ODD n°4, qui affirme qu’une éducation universelle de qualité est indispensable à l’« avènement de sociétés pacifiques, justes et inclusives ». Mais la réalisation de cet objectif, notamment dans les pays en développement, est entravée par les inégalités, la pauvreté, les carences financières, l’extrémisme et les conflits armés.
Dans les économies avancées, les systèmes éducatifs doivent préparer les étudiants à un monde qui connaît des changements sociaux, économiques et technologiques sans précédents. Les jeunes d’aujourd’hui ont besoin des qualifications qui leur permettront non seulement de faire face aux transformations en cours, mais de les conduire. Ce qui signifie que les politiques d’éducation doivent elles aussi être conçues pour relever ces défis. Concrètement, chaque université devrait envisager la création de cursus obligatoires consacrés à systémique et aux approches transdisciplinaires.
En même temps, les organisations des secteurs public et privé doivent intégrer les ODD à leurs opérations quotidiennes. Dans Survival, Lueddeke interroge 17 organisations, qui vont des Centers for Disease Control américains au Fonds mondial pour la nature (WWF), sur la façon dont elles mettent en place une approche multidisciplinaire. Mais il apparaît, en général, que de nombreux pays – sinon la plupart – n’ont pas encore évalué les coûts de mise en œuvre des ODD. Sans leur participation active, la réussite est peu probable.
En réalité, la plupart des ministres des Finances ne croient pas véritablement au Programme 2030. La promotion de la durabilité ne doit pas créer de nouvelles fragilités, qui pourraient être celles du surendettement. L’expérience récente montre que les crises financières peuvent rapidement anéantir les progrès économiques et politiques, annulant parfois des dizaines d’années de développement, compromettant pour l’avenir la croissance économique et la stabilité.
Tandis que Greta Thunberg aborde de nouveaux rivages, ceux qui sont au pouvoir devraient considérer leurs responsabilités envers toutes les générations. Il est urgent que nous puissions créer les conditions d’émergence d’une science sociale planétaire, qui pourra éclairer nos décisions politiques. La planète s’en sortira. Mais la survie de l’humanité dépendra des capacités à gouverner ici et maintenant et des systèmes de gouvernance et de connaissance que nous serons capables de bâtir pour l’avenir. Il n’est rien de tel que la perspective d’une extinction pour stimuler l’esprit.
Traduit de l’anglais par François Boisivon