stanleyop_Bilgin S. SasmazAnadolu AgencyGetty Images_trumpfascistposter Bilgin S. Sasmaz/Anadolu Agency/Getty Images

Notre discours public de plus en plus fasciste

NEW HAVEN — « Populisme » est un mot à consonance anodine quand il s'agit de décrire le nationalisme xénophobe qui déferle à l'heure actuelle sur une grande partie du monde. Mais il se pourrait bien qu'il y ait ici un phénomène bien plus sinistre à l'œuvre.

Dans The Language of the Third Reich, Victor Klemperer, un universitaire juif qui a miraculeusement survécu à la Seconde Guerre mondiale en Allemagne, a décrit comment le nazisme « imprégnait le peuple corps et âme par des mots simples, des idiomes et des structures de phrases leur avaient été infligées un million de fois et que l'on avait fini par accepter mécaniquement et inconsciemment. » En conséquence de cette inculcation, remarquait Klemperer, « le langage n'écrit pas et ne pense pas simplement pour moi, il dicte de plus en plus mes sentiments et gouverne tout mon être spirituel, d'autant plus aveuglément et inconsciemment que je m'y abandonne. »

Un phénomène similaire existe aujourd'hui dans les pays où la politique d'extrême-droite rencontre un franc succès, que ce soit en Grande-Bretagne à l'ère du Brexit, en Pologne sous Jaroslaw Kaczyński ou aux États-Unis sous la présidence de Donald Trump. Ces dernières semaines, les hommes politiques dépositaires de telles idéologies dans ces pays se sont de plus en plus retrouvés dans une impasse et ont eu recours à des mensonges toujours plus extravagants. Alors que les Brexiteers persistent à dire qu'une sortie de l'Union européenne ne sera pas dévastatrice pour l'économie britannique, Kaczyński s'est employé à tenter de reporter la faute du meurtre du maire de Gdańsk Paweł Adamowicz sur l'opposition, plutôt que sur la rhétorique de son propre parti. Trump, pour sa part, a continué à inventer de toutes pièces une crise à la frontière mexicaine pour justifier ses exigences d'un mur.

Pourtant malgré tout l'intérêt suscité par les mensonges et la rhétorique violente de ces dirigeants, on consacre trop peu d'attention aux applications plus subtiles de la rhétorique d'extrême-droite au cours de ces dernières années. L'histoire montre que les mouvements autoritaires peuvent faire avancer leurs programmes non seulement par des élections, mais également en infiltrant le langage courant du débat politique. Et comme nous le verrons, plusieurs preuves suggère de nos jours que les « populistes » de l'extrême-droite, les autoritaristes et en effet, les fascistes, mènent consciemment une bataille de mots pour gagner la guerre des idées.

L'art de la guerre sémantique

Comment Trump a-t-il réussi à prendre le contrôle du Parti républicain à l'establishment conservateur des États-Unis ? Une part de l'explication repose sur sa prétendue « authenticité », ce qui est vraiment une autre manière de se référer à son style rhétorique et à sa diction. Dans ses tweets, dans les pool sprays de la Maison Blanche et dans ses rassemblements aux allures de campagne, l'utilisation de la langue par Trump a fait ses preuves pour faire avancer sa version de la politique du nous contre eux, du moins parmi une base de partisans fervents.

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La rhétorique de Trump n'est pas apparue comme par enchantement. En 1990, Newt Gingrich, alors membre Républicain de la Chambre des Représentants de Géorgie, a écrit un mémo pour l'organisation de la formation du parti GOPAC qui porte directement sur la politique actuelle des États-Unis. À l'article « Langage : un mécanisme de contrôle essentiel », Gingrich a compilé deux listes, l'une de « Mots optimistes positifs déterminants, » l'autre de « Mots opposés ».

Dans la première liste, les Républicains sont invités à utiliser les termes suivants pour définir leur « vision du service public » : « conflit », « courage », « débat », « écouter », « mobiliser », « pro-drapeau », « pro-enfants », « pro-environnement », « pro-réforme », « fort », « dur » « unique » et « nous. » Et dans la deuxième liste, sont données des étiquettes à appliquer à leurs adversaires : « corrompu », « corruption », « décadence », « détruire », « destructeur », « avidité », « hypocrisie », « idéologique », « libéral », « mensonge », « attitude permissive », « malade », « menacer », « traîtres », « bureaucratie syndiquée », « aide sociale » et « ils/eux. »

Le mémo de Gingrich est très similaire aux « dictionnaires métapolitiques » utilisés par l'extrême-droite européenne. Par exemple, en 2001, le livre ethno-nationaliste du Français Guillaume Faye, Pourquoi nous combattons : Manifeste de la Résistance européenne et dans le manifeste de 2015 du leader fasciste suédois Daniel Friberg, The Real Right Returns: A Handbook for the True Opposition, on présente au lecteur un corpus de termes spécifiques, destinés à orienter le débat politique. Les listes comprennent des mots tels que « mondialisme », « populiste », « étranger », « cosmopolitisme » et « antiracisme », définis d'une manière à présent familière à la droite politique.

Historiquement, les mouvements fascistes ont été tout particulièrement sensibles à l'importance de la guerre sémantique et à la façon dont les pratiques de discours forment et influencent les habitudes de pensée. Tout comme Hitler dans Mein Kampf a exprimé son admiration réticente à l'égard des tactiques de propagande des Alliés occidentaux lors de la Première Guerre mondiale, de même devons-nous reconnaître la sophistication de l'utilisation du langage par les fascistes contemporains. Ce n'est qu'à partir de ce constat que nous serons en mesure de le repousser.

Un fascisme que vous pouvez présenter à votre mère

Considérons d'abord, le terme « alt-right, » un mot-valise souvent attribué au nationaliste blanc américain Richard Spencer, même si une apparition précoce dans la presse semble avoir eu lieu dans un article de décembre 2008 par l'historien Paul Gottfried. Spencer, fier de sa trouvaille, témoigne une concurrence féroce vis-à-vis des autres - notamment Gottfried - qui prétendent également avoir contribué à la popularité du terme.

« La beauté de la marque Alt Right, » écrit l'éditeur nationaliste blanc Greg Johnson, « vient de ce qu'elle signale sa dissidence par rapport à la droite traditionnelle, sans s'engager sur de telles idées stigmatisées comme le nationalisme blanc et le national-socialisme ». Cela ne veut pas dire que Johnson n'est pas lui-même engagé dans ces « idées stigmatisées ». En tant qu'auteur du livre The White Nationalist Manifesto, il reconnaît ouvertement que la tendance « alt-right » a été « fortement influencée » à l'origine par le nationalisme blanc et qu'elle a fini par fusionner avec elle.

Johnson salue ensuite l'introduction de l'étiquette « alt-right », en ce qu'elle masque la nature anti-démocratique de ce mouvement. Pour cette seule raison, ceux qui ne se comptent pas parmi l'alt-right ne doivent pas utiliser l'expression du tout. Il existe déjà des termes plus précis pour la même idéologie, à savoir « fasciste », qui capturent les connotations historiques dont l'alt-right entend se dépouiller.

La dénomination obscurantiste « alt-right » se conforme à l'un des grands objectifs des mouvements fascistes : parvenir à la respectabilité. Comme l'explique le fils du fondateur de Stormfront, un important site Internet blanc-nationaliste, dans un commentaire du New York Times de 2017 : « Mon père m'a souvent dit que les nationalistes blancs ne cherchent pas à recruter des personnes en marge de la culture américaine, mais plutôt des gens qui commencent une phrase en disant : « Je ne suis pas raciste, mais... » De même Johnson, dans son histoire confidentielle de l'alt-right, fait remarquer que les premiers promoteurs du mouvement « cultivent un ton sérieux de respectabilité de la classe moyenne, en évitant les insultes raciales et discutent de race et de la question juive en termes de biologie et de psychologie évolutive. »

Pendant ce temps, les mouvements fascistes européens contemporains vont encore plus loin dans la formulation de leur objectif de respectabilité. La littérature européenne d'extrême-droite regorge de conseils pratiques sur la façon de se donner une apparence respectable par rapport aux autres. Friberg, par exemple, dénonce très clairement la « violence politique » et la « révolution ».

Mais ceci est un stratagème calculé. En réalité, il existe une relation de renforcement mutuel entre la violence fasciste de la rue et les mouvements politiques fascistes, pour la simple raison que les partis fascistes ont besoin de violence pour se faire considérer comme pacifiques. Si certains fascistes ne s'engageaient pas dans des actes de violence, les partis fascistes ne se différencieraient pas eux-mêmes comme les moins extrêmes, ou même ne se positionneraient pas en tant que garants de « l'ordre ».

La quête de respectabilité est également au cœur des dictionnaires métapolitiques fascistes, qui proposent un langage pour donner à des idées autrefois extrêmes une apparence traditionnelle. Dans LTI, la langue du Troisième Reich, Klemperer note que « Les mots peuvent être comme de minuscules doses d'arsenic : on les avale sans s'en apercevoir, ils semblent n'avoir aucun effet, puis quelques temps après la réaction toxique finit par s'installer. » On peut se représenter les dictionnaires métapolitiques fascistes comme des fioles de poison, à administrer lentement dans le vocabulaire du corps politique.

Nous ou eux

Une fois les fascistes parvenus à un niveau nécessaire de respectabilité, le fascisme lui-même peut commencer à prendre racine. À la base, le fascisme se fonde sur une interprétation particulière de la lutte darwinienne sociale - d'où le titre de l'autobiographie d'Hitler, Mein Kampf (Mon Combat). Et le darwinisme social, à son tour, est le lien commun entre le néo-libéralisme (ou libertarisme économique) et le fascisme. C'est pourquoi il n'est pas surprenant d'entendre Trump constamment parler de « gagner » dans les affaires et de signaler régulièrement son dédain à l'égard des « perdants ». À présent qu'il siège à la Maison Blanche, cette idéologie est facilement traduisible en un projet de lutte nationale contre d'autres pays.

Une dynamique similaire est également à l'œuvre en Europe. En Allemagne, la plupart des membres originaux du parti néo-fasciste Alternative für Deutschland (Afd) appartenaient auparavant au Parti libéral-démocrate de centre-droit. Le FDP, plus que tout autre parti politique allemand, se fait le champion d'une idéologie de gouvernement néo-libéral et s'est lui-même présenté sans vergogne comme « mondialiste » en favorisant une baisse des impôts et davantage de libre-échange. Comprendre comment le fascisme peut émerger du libertarianisme économique est essentiel pour comprendre le danger auquel font face actuellement les démocraties occidentales.

Le libertarianisme économique - qu'il ne faut pas confondre avec la démocratie - est une philosophie dans laquelle la lutte individuelle est valorisée et où la réussite est le déterminant de la valeur individuelle. Le fascisme, en revanche, est basé sur la valeur du groupe en tant que produit de la lutte du groupe. Le fascisme remplace donc les individus par les groupes comme sujet et objet de l'analyse. Il s'agit clairement d'une position distincte du libertarianisme. Mais l'histoire récente montre qu'il existe des hypothèses problématiques qui permettent de glisser d'une doctrine à l'autre, sans s'en rendre compte. Par exemple, ceux qui croient qu'ils appartiennent à un groupe avec des habitudes de travail supérieures et une plus grande capacité de lutte peuvent dériver la valeur individuelle de la simple appartenance et de la solidarité avec ce groupe.

Les gens qui pensent de cette façon ont tendance à considérer le marché international comme un champ de bataille où chaque « nation » est individuellement enfermée dans un combat : quand ces gens regardent au-delà de la nation, ils voient un « monde d'ennemis. » Mais pour que la politique fasciste prenne racine, il suffit simplement de penser qu'il existe une bataille entre les groupes nationaux au sein d'un pays. De toute façon, le mythe de la supériorité au sein d'un groupe exclusif est une arme précieuse. Comme l'écrit Faye dans Pourquoi nous combattons (c'est lui qui souligne) :

« Que ce soit « objectivement » vrai ou faux n'a pas d'importance : l'ethnocentrisme est la condition psychologique nécessaire à la survie d'un peuple (ou d'une nation). L'histoire n'est pas un domaine dans lequel les principes intellectuellement objectifs sont élaborés, mais conditionnés par la volonté de puissance, la concurrence et la sélection. Les querelles académiques sur la supériorité ou l'infériorité d'un peuple sont hors sujet. Dans la lutte pour la survie, le sentiment d'être supérieur et d'avoir raison est indispensable pour agir et réussir. »

En insistant sur la nécessité d'un mythe de supériorité nationale, il est caractéristique pour les fascistes d'accentuer les catastrophes imminentes, qui seront toujours suffisamment extrêmes pour exiger non seulement la détermination d'un individu et son absence de remords, mais encore des groupes d'individus alignés en tant que nations. Les catastrophes à venir vont causer tant de ravages et exiger tant de concurrence pour des ressources rares qu'il n'y aura plus de place pour la compassion. L'idéologie fasciste transforme ainsi l'avenir catastrophique en un moyen d'affirmer sa propre nécessité dans le présent.

Des eschatologies, réelles et imaginées

Il est agréable de penser que les démocraties occidentales sont moins vulnérables aux tentations de la pensée fasciste qu'elles ne l'étaient par le passé. Pourtant contrairement à ceux du passé, les mouvements fascistes actuels répondent à des menaces catastrophiques éminemment plausibles. Cela signifie qu'il ne peut y avoir de place pour la complaisance.

Pour Hitler, la motivation catastrophique était une pénurie alimentaire mondiale imminente, un argument qui n'a jamais vraiment eu ni queue ni tête. Mais quand Faye écrit sur une catastrophe écologique prochaine, il n'est pas si facile d'écarter son idée d'un revers de main. Comme l'a clairement indiqué le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat dans un rapport spécial en octobre dernier, un réchauffement climatique catastrophique pourrait bien définir l'avenir de l'humanité dans les prochaines décennies.

De plus, comme nous le rappelle Back, les États-Unis ont une longue histoire de pensée ethno-nationaliste et fasciste. Benjamin Rush, l'un des signataires de la Déclaration d'indépendance, croyait que la lutte entre les nations rendait nécessaire d'inculquer aux citoyens américains un mythe de la nation américaine. À en juger par un récent profil paru dans The Atlantic, Gingrich prône aujourd'hui une idéologie qui est plus ou moins la même que celle trouvée dans les ouvrages de Faye et Friberg.

En effet, Gingrich est obsédé par la biologie évolutive et semble croire que le patrimoine de l'évolution de l'humanité est mieux représenté par la brutalité et la laideur de la politique humaine. Selon The Atlantic, il pense que nous devrions « tenir le règne animal à partir duquel nous avons évolué pour ce qu'il est vraiment : « Un monde exigeant et très compétitif, à tous les niveaux. » En d'autres termes, ce que certains pourraient considérer comme de la « sauvagerie », Gingrich le considère comme une lutte « naturelle » pour la vie et la mort.

Liberté, Égalité, Fraternité, Supériorité

En même temps que l'idéologie fasciste propage la supériorité nationale comme un mythe nécessaire, elle incarne tout aussi nécessairement ce mythe. Par conséquent, dans Mein Kampf, Hitler déclare que :

« ... tout ce que nous admirons sur cette terre - la science, l'art, la compétence technique et l'invention - est le produit créatif de seulement un petit nombre de nations... L'existence même de toute cette culture dépend d'elles... Si l'on divise la race humaine en trois catégories - fondateurs, défenseurs et destructeurs de la culture - la souche aryenne seule peut être considérée comme représentant la première catégorie. »

Dans la même veine, Faye insiste sur le fait que : « La contribution que la civilisation européenne (ainsi que celle de son fils prodigue américain) fait que l'histoire de l'humanité dépasse, dans tous les domaines, celle de toutes les autres nations. » De nos jours, on peut trouver des versions plus douces de cette idée promue par les politiciens européens d'extrême-droite qui ont depuis longtemps accédé à la respectabilité. Telle est la nature de la guerre sémantique.

Voyez par exemple le concept du « Siècle des Lumières en Europe », qui n'a pas de sens philosophique particulier. En tant que catégorie taxinomique, il peut inclure des philosophies aussi fondamentalement opposées que celles de Hume et de Kant. Certains de ses représentants, en particulier Kant, ont été les principaux partisans de concepts que les fascistes rejettent ouvertement (à savoir la dignité humaine universelle).

Néanmoins, les politiciens d'extrême-droite ont subtilement adopté le langage des Lumières comme un moyen de faire entrer en contrebande les revendications les plus éhontées de la supériorité européenne. Par exemple, le maire d'Anvers Bart De Wever, un nationaliste flamand fervent, a récemment commencé à faire référence aux Lumières comme au « logiciel » du « grand récit de la culture européenne. » Par un emprunt au philosophe britannique Roger Scruton, il soutient que « l'Europe des Lumières » et le nationalisme sont complémentaires, plutôt qu'opposés. Dans De Wever, on trouve de larges recoupements avec Faye. Par exemple, tous deux condamnent le libéralisme et le socialisme comme conduisant à des « frontières ouvertes », à des « espaces sûrs », à « des lois qui protègent les sentiments » et à la dissolution de l'autorité parentale.

En revanche, voyez par exemple le cas de Steve King, un membre républicain de la Chambre des Représentants de l'Iowa, qui a récemment provoqué une controverse en demandant comment des expressions comme « nationaliste blanc, suprématie blanche, civilisation occidentale » étaient « devenues des insultes. » King n'a apparemment pas reçu le mémo pour s'efforcer d'accéder à la respectabilité. Contrairement au reste de son parti. Suite à un tollé général, les Républicains du Congrès ont retiré à King ses postes à la Commission judiciaire de la Chambre et à la Commission de l'agriculture. Bien qu'il ait fait des déclarations insultantes du même genre par le passé, le Parti républicain a vu une occasion d'affirmer sa respectabilité relative. En conséquence, King a été jeté en pâture aux lions pour avoir exprimé des opinions qu'un grand nombre de ses confères du Parti républicain - à commencer par son candidat aux élections présidentielles de 2016 - partagent sans aucun doute.

Tour de passe-passe linguistique

Du point de vue américain, des fascistes européens comme Faye et dans une moindre mesure Friberg peuvent sembler trop exotiques pour causer un danger réel. Leur invocation simultanée des Lumières et le renoncement à ses idéaux est une stratégie qui est étrangère aux propres traditions civiques de l'Amérique et leur hystérie sur le mélange des races reste totalement inadmissible aux États-Unis (et en effet, dans une grande partie de l'Europe occidentale). On n'entend pas beaucoup de politiciens américains - ni même de membres du dark web intellectuel - vanter Nietzsche.

Pourtant la lecture des dictionnaires métapolitiques des fascistes européens est profondément déconcertante, car on trouve qu'une grande partie du langage - et de façon concomitante, des manières de penser - ont déjà obtenu le statut grand public.

Faye, par exemple, dénonce l'antiracisme comme une doctrine qui « encourage la discrimination en faveur des étrangers, la dissolution de l'identité européenne, la multiracialisation de la société européenne, et, à la racine, paradoxalement, le racisme lui-même. » Quand cela a été écrit en 2001, cela semblait ridicule. Dire que l'antiracisme est le racisme est une inversion fasciste classique des idéaux (la guerre est la paix, la corruption est la lutte contre la corruption, l'autorité est la liberté). Mais voyons à présent ce qui est arrivé entre-temps. Le concept de « racisme inversé » est devenu l'opinion majoritaire.

Lorsque Faye affirme que l'antiracisme est « [la] pierre de touche des bien-pensants » et « l'expression la plus avancée de l'idéologie totalitaire post-moderne », sa diatribe prend évidemment le ton d'un déséquilibré. Mais au-delà du niveau de l'hyperbole, son argument est-il vraiment si différent de celui du brillant linguiste de l'Université de Columbia John McWhorter dans sa description du terme « Antiracisme » comme « une nouvelle religion, de plus en plus dominante ? »

Pensons également à la question du « politiquement correct » définie par Friberg comme un « terme péjoratif utilisé normalement pour un ensemble de valeurs et d'opinions dont les individus ne sont pas autorisés à s'écarter sans tomber sous la coupe de sanctions sociales et/ou médiatiques. » Dans les deux extraits ci-dessous, tous deux tirés de l'ouvrage de Friberg, il est vraiment difficile de dire si l'auteur est Friberg ou l'un des nombreux « libéraux classiques » basés en Amérique, dénonçant les dernières tendances sur les campus universitaires :

« La dernière innovation [de l'extrême-gauche] est la pseudo-science ridicule des « gender studies » ... qui, sous couvert de « justice » et « d'égalité » visent à créer un être humain atrophié ... dépendant des ... universitaires pour son système de valeurs. » 

« L'antiracisme soutient l'affirmation de soi ethnique des minorités, tant que la minorité en question n'est pas européenne. Cela se justifie par référence à des concepts largement imaginaires réifiés comme « privilège blanc. »

Pour prendre un dernier exemple, les attaques contre le marxisme culturel semblent devenues monnaie courante dans le milieu universitaire. Mais comme Samuel Moyn de l'Université de Yale l'a fait remarquer récemment, le terme lui-même est un trope antisémite recyclé qui rebondit entre les divers forums fascistes depuis des années.

En lisant Faye et Friberg et en voyant les nombreux recoupements avec le discours politique contemporain, il est difficile d'éviter de penser que les fascistes remportent la guerre sémantique. Certes la plupart des libéraux américains et européens angoissés par « l'extrême gauche » et les études de genre rejetteraient Nietzsche et seraient appelé, par l'extrême droite, « des mondialistes ». Ce ne sont pas des fascistes. Et pourtant, il ne faut pas oublier à quel point il a été facile pour certains penseurs et hommes politiques - le Parti libéral-démocrate d'Allemagne étant le meilleur exemple de notre ère - de dériver vers là en partant du néo-libéralisme.

La singularité fasciste

Des dérapages similaires peuvent se produire dans d'autres domaines. Par exemple, certains intellectuels publics anti-nationalistes sont de plus en plus insistants pour organiser un débat sur les différences de QI entre groupes raciaux, ne serait-ce que pour signaler leur engagement envers la vérité. D'autres nous invitent à reconnaître les Lumières comme le signal de la réalisation de la civilisation, comme si les Européens avaient inventé la raison et l'avaient décernée au reste de l'humanité. Comme Gingrich l'a compris quand il a inclus des termes comme « débat » et « écouter » dans la colonne positive de son répertoire, les appels à la raison peuvent servir presque à toutes les fins. Par conséquent, Friberg nous assure que la raison est du côté de l'immigration limitée.

De même, les idéologues fascistes tiennent constamment à défendre et à brandir la méritocratie comme un idéal. Mais il en va de même également de tous les « mondialistes », ainsi que des libertariens de la Silicon Valley. En cas de catastrophe écologique, il est difficile d'imaginer les partisans du libre-échange opter pour l'ultranationalisme comme la meilleure stratégie de survie, ou les tech-milliardaires décider que la société doit être dirigée par les « gagnants » - à savoir, par des gens comme eux.

Dans son usage original, le terme « alt-right » a résumé des idéologies anti-démocratiques quelque peu distinctes, dont celle du Dark Enlightenment du philosophe Nick Land. Selon Land, la démocratie est inévitablement corruptrice et les États démocratiques doivent donc être remplacés par des « Gov-Corps » dirigées comme des sociétés et gérées par un PDG. Le principe directeur serait « Aucune voix, sortie libre », ce qui signifie que les citoyens n'auraient rien à dire dans l'élaboration des politiques, mais pourraient partir à tout moment (comme si l'exil infligé à soi-même - l'une des peines les plus dures de toute l'Antiquité - ne coûtait rien). Selon Olivia Goldhill du Quartz, « le Dark Enlightenmenta attiré un certain nombre de partisans de premier plan dans la Silicon Valley, y compris, apparemment, le capital-risqueur Peter Thiel, qui a fait passer certains de ses principes dans ses discours.

Les universitaires qui écrivent sur le Dark Enlightenment ont employé le terme « fascisme » pour le décrire. Le danger est maintenant que différents mouvements anti-démocratiques d'extrême-droite, de l'ethno-nationalisme européen et américain, à des courants techno-corporatistes comme le Dark Enlightenment convergent, mais avec des partisans qui ont été attirés par des raisons différentes.

Si ça parle comme un fasciste...

Comme nous l'avons vu, l'objectif des dictionnaires métapolitiques fascistes comme ceux de Faye et Friberg est d'insinuer des termes à consonance innocente dans le discours public afin de donner aux idéologies anti-démocratiques, autrefois inacceptables, une apparence bénigne, en réduisant ainsi l'opposition de l'opinion publique, sinon en autorisant l'action anti-démocratique. Lorsque le principe démocratique fondamental du respect égal est refondu en tant que « politiquement correct », il n'est pas surprenant que les gens acceptent davantage des hommes politiques qui désignent les groupes d'immigrants entiers sous les termes de « violeurs » et de « serpents ».  Quand les politiciens commencent à désigner les immigrants et les réfugiés sous le terme « étrangers en situation irrégulière, » il n'est pas surprenant que les gens soient plus enclins à accepter de les traiter comme s'ils étaient moins qu'humains, en leur arrachant leurs enfants et en les reléguant dans des cages et des camps sordides.

Je suis un philosophe du langage et un linguiste de formation, ainsi qu'un épistémologue et un chercheur en sciences cognitives. Je sais beaucoup de choses sur ce qui est connu sur le langage et la pensée et je saisis assez bien le domaine de ce qui nous reste inconnu. En l'état, nous pouvons voir quand certaines façons de parler et de penser bénéficient d'une adhésion plus large, mais nous n'avons aucun moyen évident d'en calculer les effets sur les individus et la société.

De plus, nous ne savons pas s'il est possible d'adopter la langue de l'hystérie sur les gauchistes, les syndicats, le marxisme, le genre et les immigrants sans adopter également d'autres parties de la doctrine fasciste. Nous ne savons pas si le fascisme est un jeu de langage holistique. En cette matière, les meilleurs guides viennent de notre propre histoire. Les intellectuels de Klemperer à James Baldwin nous ont mis en garde contre les coûts d'une défaite dans la guerre sémantique, que nous perdons en adoptant le vocabulaire de nos ennemis.

Je suis profondément inquiet que la plasticité de notre usage linguistique ouvre la voie à des conséquences anti-démocratiques, notamment à des versions modernes du fascisme, qui ne seront pas un décalque précis des formes que nous avons connues dans le passé. Compte tenu de ce danger, il est de la plus haute importance de ne pas hésiter à le désigner sous son véritable nom.

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