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Le genre discret de la richesse

PARIS – La lauréate du prix Nobel d'économie 2023, Claudia Goldin, est une optimiste dans l'âme. Il faut bien l'être, pourrait-on se dire. Ses recherches sur les évolutions de long terme des inégalités économiques entre hommes et femmes ont démontré, inlassablement, que les progrès en la matière sont loin d'être linéaires.

La célèbre "courbe en U" de Goldin révèle qu’aux États-Unis, les femmes ont été exclues denombreuses professions au cours du dix-neuvième siècle. Les générations suivantes ont passé le vingtième siècle à regagner le terrain perdu.

Si cela s'est déjà produit, cela ne pourrait-il pas se reproduire ? Comme le rappelle cette sentence attribuée à Simone de Beauvoir : " N'oubliez jamais qu'il suffira d'une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question ".

Claudia Goldin pense cependant que les pays riches sont à l'aube de ce qu'elle appelle le "dernier chapitre" de la "grande convergence des sexes". Ce résultat pourrait être atteint, selon elle, grâce à la combinaison de changements au travail (par l’élimination des emplois "gourmands" qui exigent d’être disponible le soir et le week-end) et à la maison (par un partage équitable des tâches ménagères et du soin aux personnes). Dès lors que les femmes sont légalement libres de faire les mêmes choix de carrière que les hommes, ces progrès pourraient venir à bout des inégalités de salaire.

Nous attendons bien sûr ces changements avec impatience, mais nos propres travaux suggèrent qu'ils ne suffiront pas à réduire l'inégalité économique entre les hommes et les femmes. Même si ces dernières obtiennent un jour salaire égal à travail égal, elles resteront dominées économiquement par les hommes, parce que l'inégalité économique aujourd'hui - tant aux États-Unis que dans le reste du monde - devient de plus en plus une question de richesse, et non de salaire.

La bonne fortune des hommes

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La richesse est le terme que nous utilisons pour qualifier ce que d'autres appellent le capital, les actifs, les biens ou le patrimoine. Il s'agit, tout simplement, de la réserve de valeur détenue par un individu à un instant t. Comme l'ont montré l'économiste Thomas Piketty et son équipe, les inégalités de richesse constituent une caractéristique centrale du capitalisme contemporain. Selon le World Inequality Report de 2022, les 10 % de ménages les plus riches possèdent plus des trois quarts de la richesse mondiale (76 %), tandis que les 50 % les plus pauvres n'en possèdent que 2 %. Alors que des groupes sociaux privilégiés monopolisent la richesse et s'efforcent de la conserver d'une génération à l'autre, d’autres en sont constamment privés.

Si les travaux de Piketty sont désormais largement connus, des études statistiques pionnières ont également mis au jour des inégalités de richesse liées au genre. Une étude allemande basée sur des données collectées entre 2002 et 2012 a identifié un écart de richesse significatif entre femmes et hommes, non seulement entre célibataires mais aussi au sein des couples de sexe différent, mariés et non mariés [https://doi.org/10.1007/s13524-017-0572-4]. En France, les économistes Nicolas Frémeaux et Marion Leturcq montrent que l'écart de richesse entre les hommes et les femmes n'a cessé de se creuser en faveur des hommes au XXIe siècle, passant de 9 % en 1998 à 16 % en 2015 [https://doi-org.inshs.bib.cnrs.fr/10.1016/j.jpubeco.2020.104145]. Il et elle ont également constaté que les hommes possèdent davantage de tous les types d’actifs, qu'il s'agisse de logements, de terrains ou d'actifs financiers ou professionnels. Si ces inégalités restent limitées entre hommes et femmes des classes populaires (où personne n'accumule beaucoup de richesse), elles sont beaucoup plus importantes dans les déciles supérieurs de revenus.

Ces inégalités sont longtemps restées cachées et sous-estimées parce qu'il est difficile de les documenter. Dans la plupart des pays, les données sur le patrimoine sont collectées par ménage (dans les enquêtes par questionnaire comme dans les données fiscales), plutôt qu'au niveau des individus. Présumant simplement, pour résoudre ce problème technique, que les conjoint·es détiennent leur patrimoine à parts égales, l'approche standard masque les rapports de domination qui se jouent dans les familles autour du contrôle de la richesse.

Ces obstacles méthodologiques expliquent en grande partie l'absence de la catégorie de sexe de l'opus magnum de 700 pages de Piketty, Le capital au XXIe siècle. Comment estimer la richesse individuelle d'un homme et d'une femme qui détiennent en commun tout ou partie de leurs biens, quand les enquêtes recensent l’ensemble du patrimoine détenu par toutes les personnes vivant sous le même toit ?

En tant que sociologues travaillant sur ces questions depuis vingt ans, nous avons contourné cette difficulté en nous concentrant sur des moments extraordinaires de la vie familiale : quand les couples se séparent et quand la richesse familiale se transmet d’une génération à l’autre. C’est dans ces moments que se révèle qui contrôle et profite réellement de la richesse familiale. C’est dans ces moments que les rapports de pouvoir qui se jouent dans les relations économiques familiales se dévoilent.

Pour le meilleur et pour le pire

Une partie des inégalités de richesse entre les hommes et les femmes se joue évidemment sur le marché du travail. Les inégalités de carrière et de salaire étudiées par Goldin expliquent en partie pourquoi il est plus facile pour les hommes d’épargner. Mais aujourd'hui, la richesse d'un individu provient moins de ce qu'il a personnellement accumulé que de ce qu'il a reçu, généralement par héritage.

Les inégalités de genre en matière de richesse prennent racine dans la famille, dans la façon dont se construisent les rôles de mari et d’épouse, de père et de mère, de fille et de fils, de frère et de sœur. Elles sont légitimées et renforcées par l’intervention de professionnel·les du droit – avocat·es, juges, notaires – qui tolèrent voire organisent les partages inégaux de richesse entre frères et sœurs ou ex-conjoint·es. La socialisation des femmes les encourage à accepter ces entorses faites à leurs droits, au nom de la préservation de la paix familiale, de l’intérêt des enfants, du maintien et de la transmission du statut social familial.

La perpétuation de l’ordre du genre va donc de pair avec la reproduction de la société de classe. Prenons le cas du divorce du fondateur d'Amazon, Jeff Bezos, et de la romancière MacKenzie Scott, en 2019. La fortune du couple s'élevait à plus de 130 milliards de dollars, dont 16 % des actions d'Amazon. En vertu du droit de la famille en vigueur dans l'État de Washington, où résidait le couple, tous les biens acquis pendant le mariage auraient dû être divisés à parts égales entre les ex-conjoint·es. À l’annonce du divorce, des actionnaires d'Amazon ont exprimé leurs craintes par voie de presse : qu'adviendrait-il de l'entreprise si Scott réclamait la moitié à laquelle elle avait légalement droit ?

Quelques mois plus tard, Scott annonçait qu'elle était "heureuse de donner [à Jeff Bezos] tous [ses] intérêts dans le Washington Post et Blue Origin, ainsi que 75 % des actions Amazon et [ses] droits de vote, pour soutenir son action ainsi que celle des équipes de ces formidables entreprises ". À l’issue de vingt ans de recherche sur les successions et les divorces, nous constatons que ce genre d’arrangement n’est pas rare. Lorsque les couples se séparent, les hommes conservent souvent la propriété des "biens structurants" du patrimoine familial, tels que les terrains, les biens immobiliers ou les entreprises, tandis que les femmes reçoivent plutôt des compensations en liquide (si tant est qu'il y en ait). Quand elles récupèrent des biens, ce sont généralement les actifs les moins rentables.

Des fils privilégiés

Ces mécanismes inégalitaires se retrouvent au moment des successions. Prenons le cas d'une famille de classe moyenne du Sud-Ouest de la France. Lorsque Marcelle Pilon, boulangère veuve depuis 15 ans, prend sa retraite en 1992, elle décide de céder son commerce, ainsi que la grande maison qui y est rattachée, à son fils Pierre, âgé de 43 ans, déjà pâtissier au sein de l’affaire familiale.

Mais Pierre a trois sœurs, et la loi française exige un partage égal de la succession entre héritier et héritières. Marcelle donne à chacune de ses filles un terrain, une maison. Mais la valeur de ces biens n’est pas équivalente à celle de la boulangerie et de la maison attenante. Il est alors convenu que Pierre fournira gratuitement à ses sœurs du pain et des viennoiseries pendant les dix années à venir. L'accord est scrupuleusement respecté sous l'œil vigilant de Marcelle, qui tient les comptes des baguettes, croissants et chocolatines.

Mais cet arrangement n'implique pas seulement que les filles restent vivre, avec conjoint et enfants, près de la boulangerie familiale, pour aller chercher leur pain quotidien. Il laisse également certains transferts dans l'ombre. Pierre avait en effet déjà reçu de ses parents un fonds de pâtisserie – d'une valeur de près de 100 000 euros – apporté ensuite à la boulangerie familiale, devenue boulangerie-pâtisserie. Cette donation n’a jamais été officiellement déclarée.

Cette entorse au principe d’égalité du partage successoral se justifiait, selon Marcelle, par le coût des études des filles, mis en balance avec l’aide apportée précocement par Pierre à la boulangerie. Pourtant, interrogées par l’une d’entre nous, les sœurs contestèrent l'équité de cet arrangement et ses justifications officielles. En réalité, dirent-elles, elles avaient financé leurs études principalement grâce à des bourses et avaient chacune donné de nombreux coups de main gratuits à la boutique. Tandis que Pierre avait tout de suite perçu un salaire puis le bénéfice des ventes de pâtisseries. Mais jamais les sœurs ne songèrent à entamer une procédure judiciaire ni même à rouvrir les discussions en famille autour de cette succession. Le maintien de l'entreprise et la préservation de la cohésion familiales sont passées devant les considérations d'équité entre frères et sœurs.

L’avènement d’une économie patrimoniale

Ces inégalités n’ont rien d’anodin ou de purement symbolique. Alors que, pendant des décennies, salaires et prestations sociales ont pu être considérés comme les déterminants principaux des conditions de vie des individus, nous entrons dans ce que les sociologues Lisa Adkins, Melinda Cooper et Martijn Konings appellent l’"économie patrimoniale" (« the asset economy »). Plus que jamais au cours du siècle dernier, la possession d'un patrimoine est devenue la clé de l'accès à un logement, à des études et à des soins de santé de plus en plus coûteux, mais aussi de l'obtention d'un crédit, de l’accès à un emploi indépendant ou à un revenu locatif. En ces temps incertains caractérisés par la précarité du travail et la disparition des filets de sécurité autrefois garantis par l’État social, se constituer un patrimoine est devenu un enjeu crucial.

L'objectif de l'empowerment féministe est d'apprendre aux femmes à agir en tant qu'agents économiques autonomes, en investissant notamment dans les études et leur carrière professionnelle. À l'heure où les revenus du travail se dévalorisent par rapport à ceux du patrimoine, les femmes risquent une fois de plus d'être les grandes perdantes des évolutions du capitalisme. Loin d'être un simple sujet d'étude et de débat académique, ce vaste changement a de profondes répercussions sur la vie quotidienne des femmes. Il explique le sort des mères célibataires de classes populaires, confrontées à la gestion quotidienne des budgets les plus contraints et les plus incertains, qui pèse dramatiquement sur leurs conditions de vie et celles de leurs enfants. Il explique que la propriété et la direction des entreprises restent largement l'apanage des hommes.

On peut même faire l’hypothèse d’un renouvellement de la place des considérations économiques dans le désir amoureux. Comme le fait remarquer l'économiste britannique Peter Kenway, nous pourrions bientôt assister à un "marché du mariage à la Jane Austen, les millenials sans héritage essayant de s'associer à des millenials susceptibles d'hériter d'une maison". Or les inégalités de richesse affectent toute la vie conjugale. Les avantages patrimoniaux des hommes renforcent leur pouvoir en matière de choix de style de vie (comme celui du lieu de résidence) qui peuvent avoir une incidence sur la carrière professionnelle de leur partenaire. Plus grave, dans les cas de violence domestique, la dépendance financière peut empêcher les femmes de partir.

Les inégalités entre conjoint·es se révèlent et se renforcent au moment des séparations – de plus en plus fréquentes – et des veuvages – qui touchent plus souvent les femmes, en majorité plus jeunes que leur conjoint et à l’espérance de vie moyenne plus longue. Dans les familles les plus riches, les veuves sont rarement considérées comme des héritières légitimes, capables de gérer la fortune de leur conjoint. Plus largement, les formes d'union en augmentation (union libre, mariage en séparation des biens) protègent peu les veuves. Les inégalités de genre en matière de richesse dessinent un futur dans lequel la vieillesse des femmes sera particulièrement précaire, dépendante de petites pensions de retraite et dénuée du confort garanti par la propriété d’un petit patrimoine.

Encore des Goldins, s'il vous plaît

Le travail de Goldin a permis de saisir l'essence d'une époque au cours de laquelle l'écart entre l'emploi et le salaire des hommes et des femmes s'est progressivement réduit - en particulier dans les professions les plus prestigieuses - grâce à des politiques et des techniques qui ont renforcé les droits des femmes sur le marché du travail et en matière de procréation. Pourtant, comme Goldin le souligne elle-même, il reste encore beaucoup à faire et les progrès passés peuvent être facilement remis en cause, comme le montrent les récentes restrictions imposées à l'avortement aux États-Unis ou en Pologne (dont beaucoup équivalent à des interdictions pures et simples).

Les décideurs politiques et les chercheur·ses vont devoir s'attaquer aux inégalités de genre en matière de richesse avant que nos sociétés ne reviennent au type d'inégalités patrimoniales qui caractérisaient le XIXe siècle. Cela signifie qu'il faut étudier non seulement les mécanismes inégalitaires qui affectent le marché du travail ou Wall Street, mais aussi ceux qui se jouent au sein des familles.

Nous avons besoin de toute urgence de nouvelles recherches en histoire, en sociologie et en économie pour comprendre l'ampleur et les implications des inégalités de richesse entre les hommes et les femmes. Tout comme Goldin a constitué une base de données impressionnante à partir d'archives des XVIIIe et XIXe siècles pour montrer que les femmes enregistrées comme "épouses" pouvaient en fait être comptabilisées comme des "travailleuses", nous avons besoin que les chercheur·ses découvrent ce qui se cache derrière le voile du ménage. Quelle part de la richesse les femmes possèdent-elles et contrôlent-elles réellement ? Si nous voulons un jour résoudre le problème des inégalités économiques de genre, nous avons d'abord besoin d'une armée de Goldins pour le documenter et le décrire.

Ironiquement, c'est précisément au moment où, dans de nombreux pays, les femmes sont devenues plus diplômées que les hommes, ont obtenu le droit d’exercer n'importe quelle profession et le principe de l’égalité salariale, que l'inégalité économique s'est déplacée. Le patrimoine, l’héritage comptent de plus en plus, et les femmes sont une fois de plus désavantagées.

Albert Camus (un autre lauréat du prix Nobel) a écrit : "il faut imaginer Sisyphe heureux". Et il faut bien se faire à l’idée que Sisyphe est une femme.

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