NEW DELHI – Pour ceux d’entre nous qui ont été attentifs aux tactiques d’intimidation employées par le Premier ministre indien Narendra Modi ces dix dernières années, les événements actuels aux États-Unis, depuis le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche, suscitent un sentiment de déjà-vu. En Inde, nous l’avons en effet appris à nos dépens : les dirigeants autoritaires se montrent souvent beaucoup plus dangereux au cours de leur second mandat que durant le premier.
Cela s’explique aisément : au stade de leur deuxième mandat, ces dirigeants ont appris à maîtriser le système. Ils savent comment imposer leur volonté aux institutions, et comment les démanteler lorsqu’elles ne servent plus leurs intérêts, ce qui leur permet d’appliquer leur agenda de manière agressive.
La récente visite de Modi à Washington souligne les similitudes frappantes entre lui et Trump. Tous deux sont connus pour leurs changements de politique soudains et imprévisibles, qui plongent leurs adversaires dans l’incertitude quant à la suite des événements. Tous deux sont fiers de leur approche perturbatrice, à géométrie toutefois variable. Car s’ils s’efforcent de mettre à mal les institutions, de faire voler en éclats des règles de longue date, et d’affaiblir les garde-fous démocratiques, tous deux prennent d’un autre côté soin de protéger et de récompenser leurs groupes d’intérêt privilégiés.
Plus important encore, leur style d’exercice du pouvoir repose sur une politique de division et d’intolérance, destinée à consolider leur pouvoir ainsi qu’à enrichir les capitalistes oligarchiques – dont les intérêts et la fortune sont étroitement liés aux leurs – au détriment du plus grand nombre. Tous deux recourent massivement à la manipulation de l’opinion publique, exploitant les médias de masse pour promouvoir leur narratif de prédilection, et réprimer toute dissidence.
Ces tactiques composent le parfait manuel des aspirants autocrates à travers le monde. Aussi différents qu’ils puissent paraître, les dirigeants autoritaires d’aujourd’hui s’étudient mutuellement de très près – non pas pour gouverner plus efficacement, mais pour renforcer leur emprise sur le pouvoir.
Le contrôle des données s’inscrit au cœur de cet exercice, entraînant un changement fondamental dans la manière dont les informations publiques sont consultées et utilisées. Alors même que les citoyens du monde entier sont de plus en plus contraints de fournir leurs données personnelles à des dirigeants autoritaires ainsi qu’à leurs alliés – tels qu’Elon Musk et ses acolytes du Department of Government Efficiency (DOGE) – ils se voient refuser l’accès aux informations nécessaires pour demander des comptes à ces dirigeants.
At a time of escalating global turmoil, there is an urgent need for incisive, informed analysis of the issues and questions driving the news – just what PS has always provided.
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C’est en Inde que cette situation s’observe de la manière la plus frappante, le gouvernement Modi malmenant et militarisant systématiquement les organismes indiens en charge des statistiques, qui comptaient autrefois parmi les plus fiables dans les pays en voie de développement. Ce gouvernement a commencé par politiser la Commission nationale des statistiques, qui était à l’origine un organisme indépendant composé d’experts chargés de vérifier et de superviser la collecte des données officielles. Il s’est ensuite attaqué à l’Office central des statistiques, qui recueille la plupart des données économiques, anéantissant ainsi la crédibilité de l’OCS. Sous prétexte d’une révision de routine de l’année de référence pour les prévisions de croissance, le gouvernement a modifié la méthodologie de l’OCS de façon à gonfler les estimations de croissance, jetant ainsi le doute sur la fiabilité des données économiques officielles. De même, le gouvernement a brusquement rendu indisponible l’enquête de 2017-2018 sur les dépenses de consommation – un outil pourtant essentiel pour évaluer le bien-être de la population – semble-t-il parce qu’elle révélait une baisse de la consommation et une augmentation de la pauvreté dans l’Inde rurale.
Au moment où l’enquête 2022-2023 sur les dépenses des ménages devait être publiée, le gouvernement a de nouveau modifié la méthodologie. Par la suite, à l’approche des élections générales de 2024, il a rendu publique une « fiche d’information » selon laquelle le taux de pauvreté était tombé à 5 %.
Le gouvernement Modi redoute tellement de disposer de données fiables qu’il est allé jusqu’à refuser d’effectuer le recensement décennal, qui devait avoir lieu en 2021, et n’a toujours pas précisé à quelle date il serait mené. Résultat, les données officielles les plus récentes concernant la population, la démographie, l’emploi et les conditions de vie en Inde datent de 2011.
De même, les audits relatifs aux politiques et programmes du gouvernement sont tus ou discrètement enterrés lorsqu’ils aboutissent à des conclusions défavorables. Le rapport officiel relatif au projet de nettoyage du Gange n’a par exemple jamais été publié. Durant la pandémie de COVID-19, les chiffres officiels de la mortalité ont été largement contestés, le gouvernement refusant de reconnaître les estimations indépendantes menées par l’Organisation mondiale de la santé concernant la surmortalité dans le pays.
L’enquête nationale sur la santé des familles, menée par le ministère de la Santé et par l’Institut international des sciences de la population (IIPS) – un organisme semi-indépendant – n’a pas été épargnée. Après la publication d’un rapport mettant en évidence des niveaux de nutrition médiocres et des services d’assainissement défaillants, le directeur de l’IIPS a été contraint de démissionner, pour un motif apparemment sans rapport avec l’enquête. Le message adressé aux chercheurs était clair : c’est à vos risques et périls que vous contredisez le discours du gouvernement.
Texte historique en matière de transparence, la loi de 2005 sur le droit à l’information, adoptée par le précédent gouvernement du Congrès national indien, a elle aussi été vidée de sa substance. Le gouvernement Modi a délibérément laissé vacants plusieurs postes clés, et nommé seulement des effectifs voués à céder à la pression politique, veillant ainsi à ce que la plupart des requêtes restent sans réponse.
Les efforts fournis par le gouvernement pour se soustraire à l’obligation de rendre des comptes ont été largement couronnés de succès. Seulement voilà, en faisant primer la propagande sur la gouvernance, le gouvernement choisit l’aveuglement face aux réalités économiques et sociales de l’Inde, ce qui l’empêche de prendre des décisions politiques éclairées.
Dans le même temps, les Indiens sont contraints de fournir plus de données personnelles que jamais, compte tenu de l’expansion d’Aadhaar, un système d’identification biométrique désormais lié à leurs comptes bancaires, déclarations d’impôts, numéros de téléphone portable, déplacements et principales transactions. Ce système crée d’ores et déjà des conséquences désastreuses, plusieurs millions d’Indiens se voyant en effet refuser le versement de leur salaire, d’allocations alimentaires et d’autres prestations essentielles, en raison de la non-concordance de leurs empreintes digitales.
Or, en dépit des risques, l’Inde n’a toujours pas mis en place de cadre relatif à la protection des données. En l’absence de contrôle, les violations de données sont monnaie courante. Par ailleurs, dans la mesure où les grandes sociétés technologiques s’inscrivent en phase avec les décisions du gouvernement, elles qui détiennent d’ores et déjà d’immenses quantités de données personnelles, les conséquences pourraient être dévastatrices.
Il est évidemment possible que les États-Unis ne suivent pas la même trajectoire politique que celle de l’Inde. Les institutions américaines, notamment le pouvoir judiciaire, conféreront peut-être une certaine protection, à condition qu’elles tiennent bon, et qu’elles ne s’effondrent pas comme leurs équivalentes indiennes. Il n’en demeure pas moins que l’autoritarisme monte en puissance. Nous devons impérativement identifier et résister aux efforts consistant à utiliser les données officielles contre la démocratie.
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US Vice President J.D. Vance's speech at this year's Munich Security Conference made it clear that the long postwar era of Atlanticism is over, and that Europeans now must take their sovereignty into their own hands. With ample resources to do so, all that is required is the collective political will.
explains what the European Union must do now that America has walked away from the transatlantic relationship.
Donald Trump has upended seven decades of US foreign policy in a matter of weeks, leaving global leaders aghast and bewildered. But while his actions may seem unparalleled, there is a precedent for his political blitzkrieg: Mao Zedong, who had an even more impressive penchant for chaos and disruption.
sees obvious and troubling parallels between the US president and Mao Zedong.
NEW DELHI – Pour ceux d’entre nous qui ont été attentifs aux tactiques d’intimidation employées par le Premier ministre indien Narendra Modi ces dix dernières années, les événements actuels aux États-Unis, depuis le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche, suscitent un sentiment de déjà-vu. En Inde, nous l’avons en effet appris à nos dépens : les dirigeants autoritaires se montrent souvent beaucoup plus dangereux au cours de leur second mandat que durant le premier.
Cela s’explique aisément : au stade de leur deuxième mandat, ces dirigeants ont appris à maîtriser le système. Ils savent comment imposer leur volonté aux institutions, et comment les démanteler lorsqu’elles ne servent plus leurs intérêts, ce qui leur permet d’appliquer leur agenda de manière agressive.
La récente visite de Modi à Washington souligne les similitudes frappantes entre lui et Trump. Tous deux sont connus pour leurs changements de politique soudains et imprévisibles, qui plongent leurs adversaires dans l’incertitude quant à la suite des événements. Tous deux sont fiers de leur approche perturbatrice, à géométrie toutefois variable. Car s’ils s’efforcent de mettre à mal les institutions, de faire voler en éclats des règles de longue date, et d’affaiblir les garde-fous démocratiques, tous deux prennent d’un autre côté soin de protéger et de récompenser leurs groupes d’intérêt privilégiés.
Plus important encore, leur style d’exercice du pouvoir repose sur une politique de division et d’intolérance, destinée à consolider leur pouvoir ainsi qu’à enrichir les capitalistes oligarchiques – dont les intérêts et la fortune sont étroitement liés aux leurs – au détriment du plus grand nombre. Tous deux recourent massivement à la manipulation de l’opinion publique, exploitant les médias de masse pour promouvoir leur narratif de prédilection, et réprimer toute dissidence.
Ces tactiques composent le parfait manuel des aspirants autocrates à travers le monde. Aussi différents qu’ils puissent paraître, les dirigeants autoritaires d’aujourd’hui s’étudient mutuellement de très près – non pas pour gouverner plus efficacement, mais pour renforcer leur emprise sur le pouvoir.
Le contrôle des données s’inscrit au cœur de cet exercice, entraînant un changement fondamental dans la manière dont les informations publiques sont consultées et utilisées. Alors même que les citoyens du monde entier sont de plus en plus contraints de fournir leurs données personnelles à des dirigeants autoritaires ainsi qu’à leurs alliés – tels qu’Elon Musk et ses acolytes du Department of Government Efficiency (DOGE) – ils se voient refuser l’accès aux informations nécessaires pour demander des comptes à ces dirigeants.
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Au moment où l’enquête 2022-2023 sur les dépenses des ménages devait être publiée, le gouvernement a de nouveau modifié la méthodologie. Par la suite, à l’approche des élections générales de 2024, il a rendu publique une « fiche d’information » selon laquelle le taux de pauvreté était tombé à 5 %.
Le gouvernement Modi redoute tellement de disposer de données fiables qu’il est allé jusqu’à refuser d’effectuer le recensement décennal, qui devait avoir lieu en 2021, et n’a toujours pas précisé à quelle date il serait mené. Résultat, les données officielles les plus récentes concernant la population, la démographie, l’emploi et les conditions de vie en Inde datent de 2011.
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Les efforts fournis par le gouvernement pour se soustraire à l’obligation de rendre des comptes ont été largement couronnés de succès. Seulement voilà, en faisant primer la propagande sur la gouvernance, le gouvernement choisit l’aveuglement face aux réalités économiques et sociales de l’Inde, ce qui l’empêche de prendre des décisions politiques éclairées.
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Or, en dépit des risques, l’Inde n’a toujours pas mis en place de cadre relatif à la protection des données. En l’absence de contrôle, les violations de données sont monnaie courante. Par ailleurs, dans la mesure où les grandes sociétés technologiques s’inscrivent en phase avec les décisions du gouvernement, elles qui détiennent d’ores et déjà d’immenses quantités de données personnelles, les conséquences pourraient être dévastatrices.
Il est évidemment possible que les États-Unis ne suivent pas la même trajectoire politique que celle de l’Inde. Les institutions américaines, notamment le pouvoir judiciaire, conféreront peut-être une certaine protection, à condition qu’elles tiennent bon, et qu’elles ne s’effondrent pas comme leurs équivalentes indiennes. Il n’en demeure pas moins que l’autoritarisme monte en puissance. Nous devons impérativement identifier et résister aux efforts consistant à utiliser les données officielles contre la démocratie.