Nature Technology_Theophilos Papadopoulos_Flickr Theophilos Papadopoulos/Flickr

Le déplacement numérique du travail

MILAN – Les technologies numériques sont de nouveau en train de transformer les chaînes de valeur mondiales et, avec elles, la structure de l'économie mondiale dans son ensemble. Quelles sont les informations dont les entreprises, les citoyens et les décideurs ont besoin pour parvenir à tenir le rythme ?

Les nouvelles chaînes d'approvisionnement issues des technologies numériques ont commencé par augmenter l'efficacité et par raccourcir considérablement les délais. Le capital est mobile ; le travail l’est moins. L’activité économique (la production, la recherche, la conception etc.) s’est déplacée vers tout pays ou toute région accessible qui disposait de main-d'œuvre et de capital humain relativement bon marché. Peu de temps après, la complexité est devenue gérable et le modèle linéaire des chaînes d'approvisionnement mondiales (ce qui est produit dans le pays A est consommé dans le pays B) a laissé la place à un modèle plus complexe, composé de réseaux d'approvisionnement plus fragmentés mais plus efficaces.

En même temps, un changement radical s'est produit du côté de la demande, avec la croissance des économies émergentes qui sont devenues des pays à revenu intermédiaire. Les producteurs des pays en développement, qui auparavant représentaient une fraction relativement faible de la demande mondiale, sont devenus de grands consommateurs.

Les réseaux d'approvisionnement mondiaux se sont déplacés à nouveau, afin de faire face à la fragmentation et à la dispersion présentes aussi bien du côté de l'offre que du côté de la demande de leur structure, un processus parfois appelé « atomisation par la technologie » : la division des réseaux d'approvisionnement en parties de plus en plus petites, brisant les liens de proximité qui prévalaient auparavant, ainsi que les contraintes de coûts de transaction qui y était liées.

Par exemple, de nombreux services liés à la demande intermédiaire et finale exigent des connaissances, de l'expertise, de l'information et de la communication pour leur livraison. Par contre, ils n'ont pas besoin de  proximité géographique ni du mouvement physique des marchandises. Ils représentent une grande part de l'économie mondiale et s'orientent rapidement vers le secteur des biens échangeables, au moyen de technologies numérique et de l'information de plus en plus puissantes, recherchant les ressources humaines imparfaitement mobiles et les nouveaux marchés à forte croissance.

Au cours de cette transformation, des millions de personnes ont rejoint l'économie mondiale, avec des conséquences de grande envergure – dont beaucoup continuent à poser problème – pour la pauvreté, les prix, les salaires et la distribution des revenus.

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Aujourd’hui, on assiste à une seconde vague de technologie numérique, peut-être même plus puissante que celle qui l’a précédée, qui est en train de remplacer le travail dans des tâches de plus en plus complexes. Ce processus de substitution de la main-d'œuvre et de désintermédiation est en cours depuis un certain temps dans le secteur des services – pensez aux guichets automatiques, aux services bancaires en ligne, à la planification des ressources d'entreprise, à la gestion des relations clients, aux systèmes de paiement mobiles, parmi beaucoup d’autres exemples. Cette révolution se propage actuellement à la production de biens, pour laquelle les robots et l'impression 3D sont en train de déplacer le travail.

Il est important de comprendre les mécanismes économiques de ces technologies. La grande majorité des coûts doit être supportée au début, lors de la conception du matériel (comme les capteurs) et, plus important encore, lors de la création des logiciels qui permettent d'effectuer diverses tâches. Une fois cet objectif atteint, le coût marginal du matériel est relativement faible (et diminue à mesure que l’échelle de la production augmente). En outre, le coût marginal de reproduction de ce logiciel est pratiquement zéro. Grâce à un énorme marché mondial potentiel pour amortir les coûts fixes initiaux de conception et de test, les incitations à investir sont évidentes.

En d'autres termes, contrairement à la vague précédente de technologie numérique, qui avait motivé les entreprises à accéder et utiliser des bassins sous-utilisés de main d’œuvre à haute valeur dans le monde, la force motrice de la vague actuelle réside dans la réduction des coûts par le remplacement de la main-d'œuvre.

Cette transformation a des effets secondaires importants. Pour les biens physiques, la logistique et les délais comportent des coûts, en raison du stockage et de mauvaises prévisions du marché. Grâce à la technologie intensive en capital numérique, cependant, la production va inévitablement se déplacer vers le marché final, où qu’il soit. Cette relocalisation constitue un changement majeur dans la structure des réseaux d'approvisionnement mondiaux.

Une forme extrême de ceci pourrait venir sous la forme de l'impression 3D, une technologie qui permet de produire une gamme étonnamment étendue et croissante de produits en les imprimant couche par couche. Les exemples incluent les bâtiments, les chaussures de sport, les lampes design, les ailes d'avion et bien d’autres choses encore.

Suite à la diminution des coûts de cette technologie, il est facile d'imaginer que la production deviendra très locale et personnalisée. En outre, la production pourra répondre à la demande réelle, et pas la demande prévue. Dans un certain sens, cela représente la compression ultime des chaînes d'approvisionnement, les entreprises produisant à destination de la demande finale dans un délai minimal.

Pendant ce temps, l'impact de la robotique (une autre technologie présentant des fondations numériques), ne se limite pas à la production. Bien que les voitures et les drones sans pilote soient les exemples qui attirent le plus d'attention, l'impact sur la transformation de la logistique n'est pas moins spectaculaire. Les ordinateurs et grues robotiques qui planifient, déplacent les conteneurs et chargent les navires contrôlent désormais le port de Singapour, l'un des plus efficaces au monde.

Les pays en développement qui sont dans les premiers stades de croissance ont besoin de comprendre ces tendances. Le travail, même bon marché, va devenir un actif moins important pour la croissance et l'expansion de l'emploi, car  les processus de fabrication intensifs en main-d'œuvre seront un moyen moins efficace pour faire entrer dans l'économie mondiale les pays à un stade précoce de développement.

Partout, on assistera à une relocalisation, y compris dans les pays à faible revenu. La production ne disparaîtra pas ; elle demandera juste moins de main-d'œuvre. Au final, tous les pays devront reconstruire leur modèle de croissance autour des technologies numériques et du capital humain qui prend en charge leur déploiement et leur expansion.

Le secteur de la distribution se transforme lui aussi. Le commerce en ligne et la logistique qui le soutient sont en plein essor dans de nombreux de pays avancés et en développement. En Chine, où leur expansion se produit très rapidement, on estime qu’une partie seulement de cette expansion se fait au détriment du commerce de détail traditionnel.

En fait, la vente au détail en ligne semble accélérer l'expansion de l'ensemble du marché des consommateurs. Les participants avertis s’attendent à ce que le nouveau modèle de vente au détail représente une forme intégrée de vente en ligne et de vente physique, chaque composante étant modifiée par la présence de l'autre. Prenez de nouveau le modèle de l’impression 3D, une forme potentielle de personnalisation de masse basée sur la demande, ainsi que sa combinaison avec les systèmes de paiement mobiles en ligne et les médias sociaux. L'intégration de l'approvisionnement, de la logistique et de la vente au détail assurera la stabilité du système.

Nous entrons dans un monde où les flux mondiaux les plus puissants seront composés d’idées et de capital numérique, et non plus de marchandises, de services ou de capital au sens traditionnel. Pour s’y adapter, il faudra changer les mentalités, les politiques, les investissements (notamment dans le capital humain), ainsi que très probablement les modèles d'emploi et de distribution. Personne ne sait vraiment comment tout cela va se dérouler. Néanmoins, essayer de comprendre là où les forces et les tendances technologiques nous amènent est un bon début.

Traduit de l’anglais par Timothée Demont

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