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Quelle décennie pour l'Amérique latine ?

SANTIAGO – La Banque interaméricaine pour le développement a déclaré en juillet dernier que la décennie à venir allait être celle de l'Amérique latine. Deux mois plus tard, The Economist reprend l'idée, suivi par une nuée d'experts et d'admirateurs de la région.

Et rien de mieux qu'une petite phase de croissance économique pour que l'on entende partout ces fameux experts. Car l'Amérique latine est en croissance, 6% l'année dernière et 4,75% cette année selon les prévisions du FMI. Si l'on compare à son bilan économique plutôt médiocre des 30 ans précédents, c'est un bon démarrage pour l'Amérique latine. Et par rapport à ce qui se passe en Amérique du Nord et en Europe, sa croissance est remarquable. La Bourse y est en forte hausse depuis la crise et il en est de même de l'immobilier dans les quelques pays de la région qui ont des archives en la matière. Il n'est donc pas étonnant que son décollage économique suscite tant d'engouement.

Pourtant rappelons-nous qu'au début des années 1980 on considérait aussi avec optimisme l'Amérique latine. Les banques des USA lui accordaient des prêts à tour de bras, tandis que l'Argentine, le Chili et l'Uruguay étaient en forte croissance. Mais quand Paul Volcker a augmenté les taux d'intérêt aux USA, le flot de  dollars s'est tari, la plupart des pays latino-américains se dont trouvés en difficulté pour rembourser et les années 1980 sont devenues une "décennie perdue".

Une vague d'optimisme est réapparue au début et au milieu des années 1990 : le prix des matières premières était élevé, les financements externes abondants et nombre de pays latino-américains étaient en croissance. On croyait que l'Amérique latine qui avait adopté les mesures de libéralisation dictées par le consensus de Washington était tirée d'affaire. Mais peu après la crise mexicaine en 1994 et la crise asiatique quelques années plus tard, ont frappé durement l'Amérique latine ; puis ce fut au tour des économies du Brésil et de l'Argentine de chanceller respectivement en 1998 en 2001.

Je ne dis pas que l'Amérique latine est au bord d'une nouvelle crise de la dette - loin de là. La gestion macroéconomique de nombreux pays, notamment le Brésil, le Pérou et la Colombie, est bien meilleure qu'elle ne l'était dans les années 1980 et au début des années 1990.

Mais la situation présente deux caractéristiques que l'on retrouve dans les précédents épisodes d'euphorie financière à l'égard de l'Amérique latine : une montée en flèche du prix des matières premières et des devises bon marché. Pour beaucoup de pays de la région, le rapport prix des exportations/prix des importations est plus élevé et les taux d'intérêt sont plus bas qu'ils ne l'ont jamais été. Ce sont ces facteurs, bien davantage que toute politique aussi vertueuse soit-elle, qui stimulent la croissance.

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Il faut différencier deux Amériques latines : l'Amérique du Sud riche en ressources naturelles et l'Amérique Centrale ainsi que le Mexique qui n'en ont guère. Il n'est donc pas surprenant que l'Amérique du Sud connaisse une croissance plus forte que ses voisins du nord : 4,4% contre 2,7% pour la période 2010-2011 selon un rapport récent de la Banque interaméricaine pour le développement. Ce même rapport prévoit pour la même période un taux de croissance de 6,1% pour l'Argentine, de 3,8% pour le Costa-Rica et de seulement 1,6% pour le Salvador. Pourtant il n'y a pas un seul économiste pour croire que la politique économique de l'Argentine est presque quatre fois meilleure que celle du Salvador.

La disponibilité des capitaux internationaux fait aussi la différence. Le nouvel enfant chéri des marchés financiers, le Brésil, a connu en 2010 un taux de croissance record de 7,5% qui a été alimenté par un flux de capitaux entrants de près de 100 milliards de dollars. Fin 2016, le Brésil aura accueilli la Coupe du Monde et les Jeux olympiques.

Pratiquement personne ne remet en cause la suprématie du Brésil en foot, mais il n'en est pas de même en économie. Le Forum économique mondial le classe seulement en 58° position parmi 139 pays en terme de compétitivité ; il est devancé par des pays tels que le Monténégro, la Mauritanie et l'Azerbaïdjan.

Dans le passé, les phases de devises bon marché accompagnées d'une flambée des prix des matières premières se sont mal terminées pour l'Amérique latine. En sera-t-il autrement cette fois-ci ?

Pardon d'utiliser la réponse toute faite des économistes, "ça dépend". Cela dépend d'abord de la capacité de la région à éviter la formation d'une bulle financière. Dans un rapport récent, le FMI pose la question de savoir si les conditions de formation d'une bulle ne sont pas en passe d'être réunies. Après avoir souligné l'essor du crédit dans la plus grande partie de l'Amérique latine (au Brésil la croissance du crédit immobilier a dépassé 40% en 2010, et les encours de crédits ont plus que triplé depuis 2007), il conclut que le volume du crédit n'atteint pas encore le niveau d'un boom du crédit, mais qu'il le sera si la situation se prolonge. Notez bien le "pas encore". Quand un médecin dit d'un malade qu'il n'est pas encore mort, il y a de quoi s'inquiéter.

Dans le même rapport, le FMI lance un avertissement quant au risque d'une bulle boursière, en indiquant que "le prix des actions est actuellement au-dessus du niveau tendanciel dans la plupart des pays, avec des signes de surévaluation dans quelques pays (au Chili, en Colombie et au Pérou." En ce qui concerne le Chili, il s'en prend aux dénégations des courtiers et des gestionnaires de fonds qui vivent de la vente de titres chiliens aux investisseurs.

Que la phase actuelle se termine dans les larmes ou pas dépend également de la politique budgétaire. Il fut un temps où les politiques budgétaires en l'Amérique latine étaient fortement pro-cycliques : à chaque baisse du cours des matières premières, les Etats voyaient se refermer devant eux la porte des marchés financiers, ce qui les contraignaient à combler leur déficit quand il leur fallait un budget à la hausse.

Cela commence à changer peu à peu. Avec une dette publique bien inférieure à ce qu'elle était dans le passé, plusieurs pays de la région ont entretenu des déficits anti-cycliques pour la première fois en 2009, ceci afin d'amortir l'impact de la crise financière mondiale. Mais l'Amérique latine n'a pas encore compris qu'une politique budgétaire anticyclique suppose de ramer contre le courant tout au long du cycle : dépenser davantage durant les périodes difficiles (ce qui est facile), et dépenser moins quand tout va bien (un véritable test de vertue). Aujourd'hui la politique budgétaire est trop expansionniste dans pratiquement tous les pays de la région.

Un budget à la hausse, accompagné d'un prix élevé des matières premières et d'un crédit facile continue aujourd'hui à nourrir la croissance - souvent au prix de la stabilité et de la croissance de demain. Les grands prêtres de l'économie répètent que l'Amérique latine s'est enfin éveillée. Puissent-ils avoir raison !

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