NEW YORK – En février, j’avertissais sur le risque de voir un certain nombre de crises prévisibles – dites « cygnes blancs » – provoquer un important bouleversement mondial cette année :
« […] États-Unis et Iran connaissent des tensions militaires vouées à une escalade prochaine ; la Chine est en proie à une épidémie virale susceptible de se changer en pandémie mondiale ; la cyberguerre se poursuit ; les détenteurs majeurs de bons du Trésor américain adoptent des stratégies de diversification ; les primaires démocrates exposent plusieurs failles dans l’opposition à Trump, et sèment d’ores et déjà le doute sur les processus de décompte des votes ; les rivalités s’accentuent entre les États-Unis et quatre puissances révisionnistes ; pendant que les coûts réels du changement climatique et d’autres tendances environnementales ne cessent d’augmenter. »
Depuis le mois de février, l’épidémie de COVID-19 en Chine a effectivement explosé jusqu’à se changer en pandémie, donnant raison à ceux qui s’inquiétaient hier de voir le coronavirus entraîner de graves conséquences pour l’économie mondiale. Grâce à des politiques de relance massives, la Grande Récession de 2020 ne s’est pas changée en Grande Dépression. Pour autant, l’économie mondiale demeure fragile, et même si une reprise en forme de V devait arriver après une situation de dépression extrême de la production et de la demande, cette reprise pourrait ne durer qu’un trimestre ou deux, compte tenu du faible niveau d’activité économique.
Autre possibilité, face à tant d’incertitude, l’aversion au risque et la réduction de l’effet de levier du côté des entreprises, des ménages, voire de pays tout entiers, pourrait entraîner au fil du temps une reprise davantage anémique en forme de U. Mais si le récent rebond du nombre de cas de COVID-19 aux États-Unis et dans d’autres pays n’est pas contrôlé, et si une deuxième vague survient cet automne ou cet hiver avant la découverte d’un vaccin sûr et efficace, il faut s’attendre à ce que l’économie connaisse une récession à double creux, en forme de W. Enfin, compte tenu des fragilités profondes de l’économie mondiale, personne ne peut exclure une Grande Dépression en forme de L d’ici le milieu de la décennie.
Par ailleurs, comme je l’avais prédit au mois de février, la rivalité entre les États-Unis et quatre puissances révisionnistes – Chine, Russie, Iran et Corée du Nord – s’est accentuée à l’approche de l’élection présidentielle américaine de novembre. L’inquiétude est croissante quant au risque de voir ces pays mener une cyberguerre pour interférer avec l’élection, et aggraver les divisions partisanes de l’Amérique. Une issue électorale serrée conduira quasi-certainement à des accusations (de la part des deux camps) de trucage du scrutin, et potentiellement à une agitation civile.
La crise du COVID-19 a également accentué sérieusement la guerre froide sino-américaine autour du commerce, des technologies, données, investissements et questions monétaires. Les tensions géopolitiques connaissent par ailleurs une escalade dangereuse à Hong Kong, Taïwan, ainsi qu’en mers de Chine orientale et méridionale. Même si ni la Chine, ni les États-Unis ne souhaitent une confrontation militaire, cette politique incessante de la corde raide pourrait bien conduire à un accident militaire susceptible d’échapper à tout contrôle. La crainte que je formulais au mois de février autour du risque d’une guerre froide sino-américaine qui pourrait monter en température semble de plus en plus justifiée.
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Du côté du Moyen-Orient, je m’attendais à ce que l’Iran opère une escalade des tensions avec l’Amérique et ses alliés – notamment Israël et Arabie saoudite. Mais compte tenu d’une chute de Trump de plus en plus évidente dans les sondages, les Iraniens ont naturellement opté pour une politique relativement modérée, dans l’espoir qu’une victoire de Joe Biden conduise les États-Unis à rejoindre l’accord de 2015 sur le nucléaire, ainsi qu’à assouplir les sanctions américaines. Seulement voilà, sentant se refermer sa fenêtre stratégique, Israël a semble-t-il lancé plusieurs opérations secrètes contre plusieurs militaires iraniens et cibles nucléaires (peut-être même avec l’accord tacite de l’administration Trump). Résultat, l’hypothèse d’une « surprise au mois d’octobre » est de plus en plus évoquée concernant le Moyen-Orient.
Je craignais également que l’administration Trump use de sanctions pour saisir et geler les titres du Trésor américain détenus par la Chine, la Russie et d’autres rivaux des États-Unis, entraînant une liquidation des bons du Trésor à mesure que ces pays se tourneraient vers des actifs géopolitiquement plus sûrs, tels que l’or. Cette crainte, associée au risque de voir d’importants déficits budgétaires monétisés attiser l’inflation, a depuis engendré une hausse importante des cours de l’or, qui ont augmenté de 23 % cette année, et de plus de 50 % depuis fin 2018. Les États-Unis transforment en effet actuellement le billet vert en arme, leur monnaie s’étant récemment affaiblie à mesure que les rivaux et alliés de l’Amérique cherchaient à se diversifier par rapport aux actifs libellés en dollar.
Les inquiétudes environnementales s’accentuent elles aussi. En Afrique de l’Est, la désertification crée les conditions idéales de colonies de sauterelles d’ampleur biblique, qui détruisent les cultures et moyens de subsistance. Une étude récente suggère que les pertes de récoltes dues à la hausse des températures ainsi qu’à la désertification pourrait conduire dans les prochaines décennies à l’exode de centaines de millions de personnes depuis les zones tropicales chaudes vers les États-Unis, l’Europe et d’autres régions tempérées. D’autres études récentes avertissent sur le risque de voir certains « points de basculement », tels que la fonte des grandes calottes glaciaires d’Antarctique et du Groenland, entraîner une montée soudaine et catastrophique du niveau des océans.
Par ailleurs, les liens entre changement climatique et pandémies deviennent de plus en plus évidents. À mesure que les êtres humains empiètent sur les habitats sauvages, ils entrent de plus en plus fréquemment en contact avec les chauves-souris et autres espèces vecteurs de maladies zoonotiques. Le risque existe également de voir la fonte du permafrost sibérien faire resurgir des virus mortels longtemps emprisonnés dans la glace, qui pourraient se propager à travers le monde à la manière du COVID-19.
Comment expliquer que les marchés financiers ignorent royalement tous ces risques ? Après avoir chuté de 30 à 40 % au début de la pandémie, de nombreux marchés boursiers ont recouvré la plupart de leurs pertes, grâce à une réponse massive de politique budgétaire, ainsi qu’à l’espoir d’un vaccin imminent contre le COVID-19. La reprise en forme de V observée sur les marchés indique que les investisseurs anticipent une reprise en V de l’économie.
Le problème, c’est que ce qui était vrai en février reste vrai aujourd’hui : l’économie peut encore dérailler rapidement en raison de la matérialisation d’autres risques extrêmes d’ordre économique, financier ou géopolitique, dont beaucoup persistent, voire s’accentuent dans la crise actuelle. Les marchés peinent toujours à anticiper le prix politique et géopolitique – encore moins environnemental – associés aux risques extrêmes, dans la mesure où leur probabilité est difficile à évaluer. Or, compte tenu des évolutions des derniers mois, il ne serait pas surprenant que l’un ou plusieurs de ces cygnes blancs surgisse(nt) pour bouleverser à nouveau l’économie mondiale avant même la fin de l’année.
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Over time, as American democracy has increasingly fallen short of delivering on its core promises, the Democratic Party has contributed to the problem by catering to a narrow, privileged elite. To restore its own prospects and America’s signature form of governance, it must return to its working-class roots.
is not surprised that so many voters ignored warnings about the threat Donald Trump poses to US institutions.
Enrique Krauze
considers the responsibility of the state to guarantee freedom, heralds the demise of Mexico’s democracy, highlights flaws in higher-education systems, and more.
NEW YORK – En février, j’avertissais sur le risque de voir un certain nombre de crises prévisibles – dites « cygnes blancs » – provoquer un important bouleversement mondial cette année :
« […] États-Unis et Iran connaissent des tensions militaires vouées à une escalade prochaine ; la Chine est en proie à une épidémie virale susceptible de se changer en pandémie mondiale ; la cyberguerre se poursuit ; les détenteurs majeurs de bons du Trésor américain adoptent des stratégies de diversification ; les primaires démocrates exposent plusieurs failles dans l’opposition à Trump, et sèment d’ores et déjà le doute sur les processus de décompte des votes ; les rivalités s’accentuent entre les États-Unis et quatre puissances révisionnistes ; pendant que les coûts réels du changement climatique et d’autres tendances environnementales ne cessent d’augmenter. »
Depuis le mois de février, l’épidémie de COVID-19 en Chine a effectivement explosé jusqu’à se changer en pandémie, donnant raison à ceux qui s’inquiétaient hier de voir le coronavirus entraîner de graves conséquences pour l’économie mondiale. Grâce à des politiques de relance massives, la Grande Récession de 2020 ne s’est pas changée en Grande Dépression. Pour autant, l’économie mondiale demeure fragile, et même si une reprise en forme de V devait arriver après une situation de dépression extrême de la production et de la demande, cette reprise pourrait ne durer qu’un trimestre ou deux, compte tenu du faible niveau d’activité économique.
Autre possibilité, face à tant d’incertitude, l’aversion au risque et la réduction de l’effet de levier du côté des entreprises, des ménages, voire de pays tout entiers, pourrait entraîner au fil du temps une reprise davantage anémique en forme de U. Mais si le récent rebond du nombre de cas de COVID-19 aux États-Unis et dans d’autres pays n’est pas contrôlé, et si une deuxième vague survient cet automne ou cet hiver avant la découverte d’un vaccin sûr et efficace, il faut s’attendre à ce que l’économie connaisse une récession à double creux, en forme de W. Enfin, compte tenu des fragilités profondes de l’économie mondiale, personne ne peut exclure une Grande Dépression en forme de L d’ici le milieu de la décennie.
Par ailleurs, comme je l’avais prédit au mois de février, la rivalité entre les États-Unis et quatre puissances révisionnistes – Chine, Russie, Iran et Corée du Nord – s’est accentuée à l’approche de l’élection présidentielle américaine de novembre. L’inquiétude est croissante quant au risque de voir ces pays mener une cyberguerre pour interférer avec l’élection, et aggraver les divisions partisanes de l’Amérique. Une issue électorale serrée conduira quasi-certainement à des accusations (de la part des deux camps) de trucage du scrutin, et potentiellement à une agitation civile.
La crise du COVID-19 a également accentué sérieusement la guerre froide sino-américaine autour du commerce, des technologies, données, investissements et questions monétaires. Les tensions géopolitiques connaissent par ailleurs une escalade dangereuse à Hong Kong, Taïwan, ainsi qu’en mers de Chine orientale et méridionale. Même si ni la Chine, ni les États-Unis ne souhaitent une confrontation militaire, cette politique incessante de la corde raide pourrait bien conduire à un accident militaire susceptible d’échapper à tout contrôle. La crainte que je formulais au mois de février autour du risque d’une guerre froide sino-américaine qui pourrait monter en température semble de plus en plus justifiée.
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Je craignais également que l’administration Trump use de sanctions pour saisir et geler les titres du Trésor américain détenus par la Chine, la Russie et d’autres rivaux des États-Unis, entraînant une liquidation des bons du Trésor à mesure que ces pays se tourneraient vers des actifs géopolitiquement plus sûrs, tels que l’or. Cette crainte, associée au risque de voir d’importants déficits budgétaires monétisés attiser l’inflation, a depuis engendré une hausse importante des cours de l’or, qui ont augmenté de 23 % cette année, et de plus de 50 % depuis fin 2018. Les États-Unis transforment en effet actuellement le billet vert en arme, leur monnaie s’étant récemment affaiblie à mesure que les rivaux et alliés de l’Amérique cherchaient à se diversifier par rapport aux actifs libellés en dollar.
Les inquiétudes environnementales s’accentuent elles aussi. En Afrique de l’Est, la désertification crée les conditions idéales de colonies de sauterelles d’ampleur biblique, qui détruisent les cultures et moyens de subsistance. Une étude récente suggère que les pertes de récoltes dues à la hausse des températures ainsi qu’à la désertification pourrait conduire dans les prochaines décennies à l’exode de centaines de millions de personnes depuis les zones tropicales chaudes vers les États-Unis, l’Europe et d’autres régions tempérées. D’autres études récentes avertissent sur le risque de voir certains « points de basculement », tels que la fonte des grandes calottes glaciaires d’Antarctique et du Groenland, entraîner une montée soudaine et catastrophique du niveau des océans.
Par ailleurs, les liens entre changement climatique et pandémies deviennent de plus en plus évidents. À mesure que les êtres humains empiètent sur les habitats sauvages, ils entrent de plus en plus fréquemment en contact avec les chauves-souris et autres espèces vecteurs de maladies zoonotiques. Le risque existe également de voir la fonte du permafrost sibérien faire resurgir des virus mortels longtemps emprisonnés dans la glace, qui pourraient se propager à travers le monde à la manière du COVID-19.
Comment expliquer que les marchés financiers ignorent royalement tous ces risques ? Après avoir chuté de 30 à 40 % au début de la pandémie, de nombreux marchés boursiers ont recouvré la plupart de leurs pertes, grâce à une réponse massive de politique budgétaire, ainsi qu’à l’espoir d’un vaccin imminent contre le COVID-19. La reprise en forme de V observée sur les marchés indique que les investisseurs anticipent une reprise en V de l’économie.
Le problème, c’est que ce qui était vrai en février reste vrai aujourd’hui : l’économie peut encore dérailler rapidement en raison de la matérialisation d’autres risques extrêmes d’ordre économique, financier ou géopolitique, dont beaucoup persistent, voire s’accentuent dans la crise actuelle. Les marchés peinent toujours à anticiper le prix politique et géopolitique – encore moins environnemental – associés aux risques extrêmes, dans la mesure où leur probabilité est difficile à évaluer. Or, compte tenu des évolutions des derniers mois, il ne serait pas surprenant que l’un ou plusieurs de ces cygnes blancs surgisse(nt) pour bouleverser à nouveau l’économie mondiale avant même la fin de l’année.
Traduit de l’anglais par Martin Morel