LONDRES – Dans Le Dernier Homme, son roman dystopique de 2003 [trad. française de 2007], Margaret Atwood imagine une pilule nommée Jouisse-Pluss, qui rend tout le monde heureux et élimine la maladie. Mais l’usage banalisé du produit menace de porter un coup d’arrêt aux bénéfices des compagnies pharmaceutiques, et elles paient le laboratoire SentéGénic pour insérer dans la pilule un virus. SentéGénic peut ensuite doubler ses profits en vendant l’antidote. « Sous l’angle commercial – explique Crake, le scientifique – les meilleures maladies sont celles qui durent longtemps. Idéalement – pour un bénéfice maximum –, le patient devrait soit guérir soit mourir juste avant qu’il ne soit à court d’argent. C’est un calcul délicat. »
La maladie « idéale » de Crake stimule par conséquent la production et la vente des remèdes. Regrettable conséquence de son subtil modèle économique : la plupart de la population mondiale en meurt.
L’idée provocatrice est ici de vouloir délibérément le mal pour produire le bien. Elle n’est pas très éloignée de celle des crises « optimales » d’Albert O. Hirschman, économiste du développement bien connu, crises qui devraient être suffisamment profondes pour provoquer le progrès, mais pas trop, afin de ne pas supprimer les moyens d’y parvenir. Hirschman, lui-même, soutenait des projets dont il pensait qu’ils échoueraient probablement, afin de créer des « points de pression » pour le progrès.
Tout cela nous conduit à nous demander quel pourrait être le sens des événements extrêmes dont beaucoup prédisent qu’ils se produiront au cours du siècle qui vient suite aux changements climatiques – et, bien sûr, quelle serait la portée des calamités plus traditionnelles et des famines qui nous affligeront probablement.
Ces spéculations se nourrissent à des sources théologiques autant que prosaïques : pourquoi, si Dieu est tout-puissant et parfaitement bon, a-t-il créé le monde avec la souffrance et le mal ? Si l’on en croit l’ouvrage de Stephen Davies The Street-Wise Guide to the Devil and His Works, paru en 2019, Satan fut placé par Lui dans la Création pour « éprouver et questionner la foi et la vertu […] de l’humanité ». Autre réponse possible : « Le mal est nécessaire à la perfection du bien. » Le Diable est donc une « puissance hostile qui apporte et rend possible l’existence d’un genre de bien doté de plus de force et de plénitude. »
La fonction de Satan dans la théodicée est donc de faire advenir les maux afin de provoquer une réponse. Le diable joue ce rôle dans le Paradis perdu de Milton et dans le Prométhée délivré de Shelley. L’économiste Joseph Schumpeter exprimait la même idée dans sa théorie qui postule les progrès économiques par l’entremise de la « destruction créatrice ».
Mais cette acception connaît son expression la plus achevée dans le Faust de Goethe. Dans le « Prologue dans le ciel » à cette tragédie, dieu explique son problème au démon Méphistophélès. L’humanité, faite à l’image de Dieu, est douée de capacités de progrès, mais elle est par nature paresseuse et insouciante : « L’activité de l’homme se relâche trop souvent ; il est enclin à la paresse […]. » Dieu leur envoie Méphistophélès pour les éveiller de leur torpeur, comme « une partie de cette force qui tantôt veut le mal et tantôt fait le bien ».
Sera-ce là le fin mot des événements climatiques extrêmes qui vont probablement nous accabler ? Car bien peu nombreux sont ceux qui pensent honnêtement, aujourd’hui, que le monde atteindra les objectifs fixés lors de la dernière Conférence des parties des Nations unies sur les changements climatiques (COP26), et, même s’il y parvient, que nous limiterons le réchauffement global en dessous de 1,5° Celsius par rapport aux niveaux préindustriels.
Dans son récent ouvrage, Decarbonomics & the Post-Pandemic World, l’économiste Charles Dumas prévoit une suite d’événements extrêmes associés à la hausse des températures. Si le réchauffement global se stabilise à 1,5° C en 2025, nous pouvons nous attendre à l’accélération de la désertification en Amérique du Nord et en Afrique du Nord, au ralentissement voire à l’arrêt du Gulf Stream d’ici 2100, à la disparition de certains glaciers et de certaines parties de l’Arctique, à une réduction de la forêt primaire, à des ouragans comme on n’en a encore jamais vus dans l’Atlantique Sud et à des submersions d’îles.
Dans un deuxième scénario, l’augmentation de la température globale est supérieure à 1,5° C. En résultent l’extension du désert de Gobi, l’extinction des crustacés et des coquillages, la transformation en zone aride du pourtour méditerranéen, constamment ravagé par des feux de forêts. En outre, Miami, le centre de Londres, une bonne part de Manhattan, Shanghai, Bombay et Bangkok sont ensevelies sous les eaux au milieu du XXIIe siècle, des guerres explosent pour le contrôle de l’Arctique, rendu à l’élément liquide, la glace des Andes fond, désertifiant le Pérou, et de nombreuses espèces périssent.
Le troisième scénario envisagé par Dumas est plus extrême encore. De vastes zones de l’Afrique du Sud et du bassin de l’Amazone deviennent des déserts, l’Inde du Nord et le Pakistan sont frappés par la fonte des neiges de l’Himalaya, et les tempêtes sont constantes. La hausse du niveau des mers submerge New York, Londres, les Pays-Bas et les grandes villes australiennes, et des maladies tropicales beaucoup plus dangereuses que le Covid-19 se diffusent rapidement. Au-delà, Dumas ne fait pas de projections, car les dégâts causés dans les trois premiers scénarios « seront très probablement suffisants pour que soient prises et acceptées des mesures drastiques ».
Ces événements catastrophiques ne doivent pas nécessairement relever d’un jugement divin pour faire office de coups de semonce. Si les penseurs des Lumières avaient foi dans le progrès linéaire de l’esprit humain, il est pourtant possible qu’il nous faille subir, pour que nous parvenions à des stades élevés de pensée et de comportement, des événements extrêmes. L’Histoire semble illustrer abondamment cette perception : ainsi la Seconde Guerre mondiale fut-elle la condition préalable à la construction de l’Union européenne.
Mais il y a loin entre ce constat et la nécessité où nous serions de vouloir délibérément le mal pour parvenir au bien, comme le conçoivent les compagnies pharmaceutiques dans le roman d’Atwood. La raison en est simple : il n’est pas possible de calibrer des crises « optimales ».
En outre, nous sommes moins enclins à penser, comme Robespierre, que la terreur se justifie parce qu’elle conduit à la vertu : la théorie du « prix nécessaire » s’est effondrée dans les atrocités du stalinisme et de l’hitlérisme. « Nous nous sommes trouvés dans des situations – écrivait en 1948 le philosophe allemand Karl Jaspers – où nous n’avions pas le désir de lire Goethe, mais nous tournions plutôt vers Shakespeare, Eschyle ou la Bible, si toutefois nous pouvions encore lire quelque chose. »
Faust pourtant demeure l’éléphant dans la pièce, l’invité indésirable de la modernité.
Traduit de l’anglais par François Boisivon
LONDRES – Dans Le Dernier Homme, son roman dystopique de 2003 [trad. française de 2007], Margaret Atwood imagine une pilule nommée Jouisse-Pluss, qui rend tout le monde heureux et élimine la maladie. Mais l’usage banalisé du produit menace de porter un coup d’arrêt aux bénéfices des compagnies pharmaceutiques, et elles paient le laboratoire SentéGénic pour insérer dans la pilule un virus. SentéGénic peut ensuite doubler ses profits en vendant l’antidote. « Sous l’angle commercial – explique Crake, le scientifique – les meilleures maladies sont celles qui durent longtemps. Idéalement – pour un bénéfice maximum –, le patient devrait soit guérir soit mourir juste avant qu’il ne soit à court d’argent. C’est un calcul délicat. »
La maladie « idéale » de Crake stimule par conséquent la production et la vente des remèdes. Regrettable conséquence de son subtil modèle économique : la plupart de la population mondiale en meurt.
L’idée provocatrice est ici de vouloir délibérément le mal pour produire le bien. Elle n’est pas très éloignée de celle des crises « optimales » d’Albert O. Hirschman, économiste du développement bien connu, crises qui devraient être suffisamment profondes pour provoquer le progrès, mais pas trop, afin de ne pas supprimer les moyens d’y parvenir. Hirschman, lui-même, soutenait des projets dont il pensait qu’ils échoueraient probablement, afin de créer des « points de pression » pour le progrès.
Tout cela nous conduit à nous demander quel pourrait être le sens des événements extrêmes dont beaucoup prédisent qu’ils se produiront au cours du siècle qui vient suite aux changements climatiques – et, bien sûr, quelle serait la portée des calamités plus traditionnelles et des famines qui nous affligeront probablement.
Ces spéculations se nourrissent à des sources théologiques autant que prosaïques : pourquoi, si Dieu est tout-puissant et parfaitement bon, a-t-il créé le monde avec la souffrance et le mal ? Si l’on en croit l’ouvrage de Stephen Davies The Street-Wise Guide to the Devil and His Works, paru en 2019, Satan fut placé par Lui dans la Création pour « éprouver et questionner la foi et la vertu […] de l’humanité ». Autre réponse possible : « Le mal est nécessaire à la perfection du bien. » Le Diable est donc une « puissance hostile qui apporte et rend possible l’existence d’un genre de bien doté de plus de force et de plénitude. »
La fonction de Satan dans la théodicée est donc de faire advenir les maux afin de provoquer une réponse. Le diable joue ce rôle dans le Paradis perdu de Milton et dans le Prométhée délivré de Shelley. L’économiste Joseph Schumpeter exprimait la même idée dans sa théorie qui postule les progrès économiques par l’entremise de la « destruction créatrice ».
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Mais cette acception connaît son expression la plus achevée dans le Faust de Goethe. Dans le « Prologue dans le ciel » à cette tragédie, dieu explique son problème au démon Méphistophélès. L’humanité, faite à l’image de Dieu, est douée de capacités de progrès, mais elle est par nature paresseuse et insouciante : « L’activité de l’homme se relâche trop souvent ; il est enclin à la paresse […]. » Dieu leur envoie Méphistophélès pour les éveiller de leur torpeur, comme « une partie de cette force qui tantôt veut le mal et tantôt fait le bien ».
Sera-ce là le fin mot des événements climatiques extrêmes qui vont probablement nous accabler ? Car bien peu nombreux sont ceux qui pensent honnêtement, aujourd’hui, que le monde atteindra les objectifs fixés lors de la dernière Conférence des parties des Nations unies sur les changements climatiques (COP26), et, même s’il y parvient, que nous limiterons le réchauffement global en dessous de 1,5° Celsius par rapport aux niveaux préindustriels.
Dans son récent ouvrage, Decarbonomics & the Post-Pandemic World, l’économiste Charles Dumas prévoit une suite d’événements extrêmes associés à la hausse des températures. Si le réchauffement global se stabilise à 1,5° C en 2025, nous pouvons nous attendre à l’accélération de la désertification en Amérique du Nord et en Afrique du Nord, au ralentissement voire à l’arrêt du Gulf Stream d’ici 2100, à la disparition de certains glaciers et de certaines parties de l’Arctique, à une réduction de la forêt primaire, à des ouragans comme on n’en a encore jamais vus dans l’Atlantique Sud et à des submersions d’îles.
Dans un deuxième scénario, l’augmentation de la température globale est supérieure à 1,5° C. En résultent l’extension du désert de Gobi, l’extinction des crustacés et des coquillages, la transformation en zone aride du pourtour méditerranéen, constamment ravagé par des feux de forêts. En outre, Miami, le centre de Londres, une bonne part de Manhattan, Shanghai, Bombay et Bangkok sont ensevelies sous les eaux au milieu du XXIIe siècle, des guerres explosent pour le contrôle de l’Arctique, rendu à l’élément liquide, la glace des Andes fond, désertifiant le Pérou, et de nombreuses espèces périssent.
Le troisième scénario envisagé par Dumas est plus extrême encore. De vastes zones de l’Afrique du Sud et du bassin de l’Amazone deviennent des déserts, l’Inde du Nord et le Pakistan sont frappés par la fonte des neiges de l’Himalaya, et les tempêtes sont constantes. La hausse du niveau des mers submerge New York, Londres, les Pays-Bas et les grandes villes australiennes, et des maladies tropicales beaucoup plus dangereuses que le Covid-19 se diffusent rapidement. Au-delà, Dumas ne fait pas de projections, car les dégâts causés dans les trois premiers scénarios « seront très probablement suffisants pour que soient prises et acceptées des mesures drastiques ».
Ces événements catastrophiques ne doivent pas nécessairement relever d’un jugement divin pour faire office de coups de semonce. Si les penseurs des Lumières avaient foi dans le progrès linéaire de l’esprit humain, il est pourtant possible qu’il nous faille subir, pour que nous parvenions à des stades élevés de pensée et de comportement, des événements extrêmes. L’Histoire semble illustrer abondamment cette perception : ainsi la Seconde Guerre mondiale fut-elle la condition préalable à la construction de l’Union européenne.
Mais il y a loin entre ce constat et la nécessité où nous serions de vouloir délibérément le mal pour parvenir au bien, comme le conçoivent les compagnies pharmaceutiques dans le roman d’Atwood. La raison en est simple : il n’est pas possible de calibrer des crises « optimales ».
En outre, nous sommes moins enclins à penser, comme Robespierre, que la terreur se justifie parce qu’elle conduit à la vertu : la théorie du « prix nécessaire » s’est effondrée dans les atrocités du stalinisme et de l’hitlérisme. « Nous nous sommes trouvés dans des situations – écrivait en 1948 le philosophe allemand Karl Jaspers – où nous n’avions pas le désir de lire Goethe, mais nous tournions plutôt vers Shakespeare, Eschyle ou la Bible, si toutefois nous pouvions encore lire quelque chose. »
Faust pourtant demeure l’éléphant dans la pièce, l’invité indésirable de la modernité.
Traduit de l’anglais par François Boisivon