CAMBRIDGE – Des événements graves tels que la pandémie en cours, le krach du marché immobilier durant la période 2007-2009 ou le 11 septembre sont souvent qualifiés de cygne noir. Ce terme suggère qu'ils étaient imprévisibles. Pourtant, selon la fameuse formule de Donald Rumsfeld, l'ancien secrétaire de la Défense américain, à chacun d'eux correspondaient des "inconnus connus", c'est à dire des choses que nous avions conscience d'ignorer à leur sujet, plutôt que des "inconnus inconnus", autrement dit, des choses que nous n'avions même pas conscience d'ignorer.
Dans chaque cas, des analystes très compétents avaient conscience non seulement que ce type d'évènement pouvait survenir, mais également qu'il allait probablement survenir un jour, même s'il était difficile d'en préciser la nature et le moment. Si les responsables politiques avaient pris en compte les risques et pris davantage de mesures préventives, ils auraient pu éviter ou limiter le désastre.
Dans le cas du Covid-19, des épidémiologiste et des experts en santé publique nous alertent depuis des décennies du risque de pandémie virale - l'une de leurs alertes est très récente, puisqu'elle remonte à octobre dernier. Cela n'a pas empêché le président Trump de déclarer que la crise était imprévisible. De même, après le 11 septembre, le président Georges W. Bush a déclaréà tort que "personne, au sein du gouvernement en tout cas, et probablement du précédent, n'aurait pu envisager que des avions aillent s'écraser contre des buildings à une telle échelle".
A la lumière de ces déclarations, il est tentant d'attribuer ces désastres à la seule incompétence de ceux qui nous gouvernent. Mais l'erreur humaine au sommet de l'Etat n'explique pas tout, car l'opinion publique et les marchés financiers ont eux aussi été pris par surprise. Les Bourses avaient atteint des records historiques peu avant la crise financière de 2008, et il en a été de même avant le début de la crise actuelle, fin février. Or dans les deux cas, les nombreux risques extrêmes prévisibles auraient dû nous prévenir contre toute exubérance irrationnelle. Pourtant, aveugles aux risques, les investisseurs ont cru à des prévisions exagérément optimistes. Le VIX, un indice de perception de la volatilité du marché financier américain connu aussi sous le nom d'indice de la peur, était presque à son niveau plancher avant la crise de 2007-2009 et avant la crise actuelle.
Plusieurs facteurs permettent de comprendre pourquoi les événements extrêmes nous prennent souvent par surprise. Tout d'abord même les experts peuvent manquer d'une vue d'ensemble s'ils ne portent pas leur regard suffisamment loin dans l'espace et dans le temps. Parfois ils se contentent de données récentes en se disant que dans un monde en changement rapide, ce qui s'est passé il y a un siècle ne leur sera d'aucune utilité. Et les Américains ont souvent une œillère supplémentaire : ils se concentrent presque exclusivement sur les USA. Le peu d'attention porté au reste du monde est l'un des dangers de l'exceptionnalisme américain.
En 2006 par exemple, les fameux experts américains de la finance qui fixaient le prix des titres adossés à des prêts immobiliers s'appuyaient essentiellement sur le prix de l'immobilier en faisant l'hypothèse qu'il ne baisse jamais en terme nominal. Mais cette hypothèse traduisait simplement le fait qu'ils n'avaient jamais été témoins d'une telle baisse, alors que ce type d'événement s'était produit aux USA dans les années 1930 et plus récemment au Japon dans les années 1990. Mais ces baisses n'entrent pas dans l'expérience vécue des analystes financiers basés aux USA.
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S'ils ne s'étaient pas limités à leur propre expérience dans leur pays, ils n'auraient pas exclu une baisse de l'immobilier et en conséquence un effondrement des titres adossés à des prêts immobiliers. Ils ressemblent aux philosophes britanniques du 19° siècle qui ont déduit de leurs observations personnelles que tous les cygnes sont blancs. Ils n'avaient jamais mis les pieds en Australie où l'on avait découvert des cygnes noirs, et ils n'avaient pas consulté un ornithologue.
Même quand les experts ont raison, souvent les dirigeants politiques ne les écoutent pas. Le système politique a tendance à rester inerte face à des risques de catastrophe dont la probabilité paraît faible, 5% par an par exemple - même si à les négliger, le prix à payer est colossal. Les experts qui avaient averti du risque de pandémie ont eu raison. Il en a été de même de Bill Gates et de beaucoup d'autres observateurs avisés travaillant dans des secteurs aussi éloignés l'un de l'autre que la santé publique et le cinéma. Pourtant le gouvernement américain n'était pas préparé.
Pire encore, en 2018 Trump a purement et simplement supprimé le département du Conseil de sécurité nationale spécialisé dans le risque de pandémie (il avait été crée par Obama) et il a diminué le budget des Centres pour le contrôle et la prévention des maladies, ainsi que celui d'autres agences oeuvrant dans le domaine de la santé publique. Il n'est donc pas étonnant que la réponse des USA à la pandémie (manque de tests et pénurie d'équipements et de services de soins intensifs) soit si insuffisante comparée aux autres pays avancés, dont Singapour et la Corée du Sud.
Non seulement le gouvernement américain a affaibli la capacité de réponse du pays face à une pandémie, mais il n'avait même pas de plan et n'a pas reconnu qu'il était nécessaire d'en avoir un, même lorsqu'il était devenu évident que l'épidémie de coronavirus allait dépasser les frontières de la Chine et se répandre dans le monde. Il a traîné des pieds et cherché un bouc émissaire, au lieu de procéder à des tests à une bien plus grande échelle, avec pour conséquence un nombre de cas recensés bien en deçà de la réalité - peut-être volontairement, pour soutenir la Bourse.
Trump a proclamé que "personne n'a jamais vu quelque chose comme cela dans le passé", alors qu'il suffit de regarder quatre ans en arrière l'épidémie d'Ebola qui a tué 11 000 personnes… mais c'est loin, en Afrique de l'Ouest. Quant à la grippe de 1918-1919, elle a tué quelques 50 millions de personnes dans le monde, dont 675 000 Américains. Mais c'était il y a 100 ans.
Il semble que nos dirigeants politiques ne sont vraiment impressionnés que lorsqu'un désastre tue un grand nombre de citoyens de leur propre pays, et à condition que ce soit de leur vivant. S'ils n'ont jamais vu de cygne noir, c'est parce qu'il n'existe pas.
Aujourd'hui, à ses dépens, la planète fait connaissance avec les pandémies. Espérons que le prix à payer en vies humaines ne sera pas trop élevé - et que nous en tirerons les leçons.
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At the end of a year of domestic and international upheaval, Project Syndicate commentators share their favorite books from the past 12 months. Covering a wide array of genres and disciplines, this year’s picks provide fresh perspectives on the defining challenges of our time and how to confront them.
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CAMBRIDGE – Des événements graves tels que la pandémie en cours, le krach du marché immobilier durant la période 2007-2009 ou le 11 septembre sont souvent qualifiés de cygne noir. Ce terme suggère qu'ils étaient imprévisibles. Pourtant, selon la fameuse formule de Donald Rumsfeld, l'ancien secrétaire de la Défense américain, à chacun d'eux correspondaient des "inconnus connus", c'est à dire des choses que nous avions conscience d'ignorer à leur sujet, plutôt que des "inconnus inconnus", autrement dit, des choses que nous n'avions même pas conscience d'ignorer.
Dans chaque cas, des analystes très compétents avaient conscience non seulement que ce type d'évènement pouvait survenir, mais également qu'il allait probablement survenir un jour, même s'il était difficile d'en préciser la nature et le moment. Si les responsables politiques avaient pris en compte les risques et pris davantage de mesures préventives, ils auraient pu éviter ou limiter le désastre.
Dans le cas du Covid-19, des épidémiologiste et des experts en santé publique nous alertent depuis des décennies du risque de pandémie virale - l'une de leurs alertes est très récente, puisqu'elle remonte à octobre dernier. Cela n'a pas empêché le président Trump de déclarer que la crise était imprévisible. De même, après le 11 septembre, le président Georges W. Bush a déclaréà tort que "personne, au sein du gouvernement en tout cas, et probablement du précédent, n'aurait pu envisager que des avions aillent s'écraser contre des buildings à une telle échelle".
A la lumière de ces déclarations, il est tentant d'attribuer ces désastres à la seule incompétence de ceux qui nous gouvernent. Mais l'erreur humaine au sommet de l'Etat n'explique pas tout, car l'opinion publique et les marchés financiers ont eux aussi été pris par surprise. Les Bourses avaient atteint des records historiques peu avant la crise financière de 2008, et il en a été de même avant le début de la crise actuelle, fin février. Or dans les deux cas, les nombreux risques extrêmes prévisibles auraient dû nous prévenir contre toute exubérance irrationnelle. Pourtant, aveugles aux risques, les investisseurs ont cru à des prévisions exagérément optimistes. Le VIX, un indice de perception de la volatilité du marché financier américain connu aussi sous le nom d'indice de la peur, était presque à son niveau plancher avant la crise de 2007-2009 et avant la crise actuelle.
Plusieurs facteurs permettent de comprendre pourquoi les événements extrêmes nous prennent souvent par surprise. Tout d'abord même les experts peuvent manquer d'une vue d'ensemble s'ils ne portent pas leur regard suffisamment loin dans l'espace et dans le temps. Parfois ils se contentent de données récentes en se disant que dans un monde en changement rapide, ce qui s'est passé il y a un siècle ne leur sera d'aucune utilité. Et les Américains ont souvent une œillère supplémentaire : ils se concentrent presque exclusivement sur les USA. Le peu d'attention porté au reste du monde est l'un des dangers de l'exceptionnalisme américain.
En 2006 par exemple, les fameux experts américains de la finance qui fixaient le prix des titres adossés à des prêts immobiliers s'appuyaient essentiellement sur le prix de l'immobilier en faisant l'hypothèse qu'il ne baisse jamais en terme nominal. Mais cette hypothèse traduisait simplement le fait qu'ils n'avaient jamais été témoins d'une telle baisse, alors que ce type d'événement s'était produit aux USA dans les années 1930 et plus récemment au Japon dans les années 1990. Mais ces baisses n'entrent pas dans l'expérience vécue des analystes financiers basés aux USA.
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Même quand les experts ont raison, souvent les dirigeants politiques ne les écoutent pas. Le système politique a tendance à rester inerte face à des risques de catastrophe dont la probabilité paraît faible, 5% par an par exemple - même si à les négliger, le prix à payer est colossal. Les experts qui avaient averti du risque de pandémie ont eu raison. Il en a été de même de Bill Gates et de beaucoup d'autres observateurs avisés travaillant dans des secteurs aussi éloignés l'un de l'autre que la santé publique et le cinéma. Pourtant le gouvernement américain n'était pas préparé.
Pire encore, en 2018 Trump a purement et simplement supprimé le département du Conseil de sécurité nationale spécialisé dans le risque de pandémie (il avait été crée par Obama) et il a diminué le budget des Centres pour le contrôle et la prévention des maladies, ainsi que celui d'autres agences oeuvrant dans le domaine de la santé publique. Il n'est donc pas étonnant que la réponse des USA à la pandémie (manque de tests et pénurie d'équipements et de services de soins intensifs) soit si insuffisante comparée aux autres pays avancés, dont Singapour et la Corée du Sud.
Non seulement le gouvernement américain a affaibli la capacité de réponse du pays face à une pandémie, mais il n'avait même pas de plan et n'a pas reconnu qu'il était nécessaire d'en avoir un, même lorsqu'il était devenu évident que l'épidémie de coronavirus allait dépasser les frontières de la Chine et se répandre dans le monde. Il a traîné des pieds et cherché un bouc émissaire, au lieu de procéder à des tests à une bien plus grande échelle, avec pour conséquence un nombre de cas recensés bien en deçà de la réalité - peut-être volontairement, pour soutenir la Bourse.
Trump a proclamé que "personne n'a jamais vu quelque chose comme cela dans le passé", alors qu'il suffit de regarder quatre ans en arrière l'épidémie d'Ebola qui a tué 11 000 personnes… mais c'est loin, en Afrique de l'Ouest. Quant à la grippe de 1918-1919, elle a tué quelques 50 millions de personnes dans le monde, dont 675 000 Américains. Mais c'était il y a 100 ans.
Il semble que nos dirigeants politiques ne sont vraiment impressionnés que lorsqu'un désastre tue un grand nombre de citoyens de leur propre pays, et à condition que ce soit de leur vivant. S'ils n'ont jamais vu de cygne noir, c'est parce qu'il n'existe pas.
Aujourd'hui, à ses dépens, la planète fait connaissance avec les pandémies. Espérons que le prix à payer en vies humaines ne sera pas trop élevé - et que nous en tirerons les leçons.
Traduit de l’anglais par Patrice Horovitz