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Espions contre espions

GLOUCESTER, MASSACHUSETTS – Les études sur le rôle des opérations de renseignement suscitent invariablement un effet Rashomon, avec des interprétations différentes, parfois contradictoires, des mêmes événements. Le renseignement est après tout un monde de secrets, d’accès privilégié aux informations les plus sensibles, par compartiments, d’actions clandestines, de relations dans l’ombre et parfois d’entreprises discrètes pouvant être démenties. Il est pour ces raisons extrêmement difficile d’évaluer les échecs et les succès et de faire la chronique du rôle que jouent les renseignements dans les décisions des dirigeants politiques.

L’historien de Harvard Calder Walton relève de front ce défi dans son nouvel ouvrage, Spies: The Epic Intelligence War Between East and West(Simon & Schuster, 2023 – non traduit), qui relate l’essor et le rôle des capacités de renseignement modernes, dans la perspective de la concurrence entre les pays occidentaux et les services de sécurité russes. L’ouvrage est ambitieux et divertissant, tout en étant solidement ancré dans des recherches universitaires. En fait, le compte-rendu de Walton jette un nouvel éclairage sur des événements apparemment étudiés en profondeur auparavant, de la révolution bolchevique d’octobre 1917 et la Seconde guerre mondiale au déploiement d’espions dans les rangs des services de renseignement américains, britanniques et russes à la fin du siècle dernier. 

Walton s’appuie sur des archives récemment devenues accessibles, sur des récits, mémoires et interviews de politiciens et d’espions auparavant classifiés en interne. Il met ainsi en évidence la contribution des renseignements à certains événements, dont la crise des missiles de Cuba en 1962, et l’exercice Able Archer de 1983 – des opérations de l’Otan qui ont fait craindre à l’état-major soviétique qu’une première frappe occidentale était imminente, amenant le monde au bord d’une guerre nucléaire. 

Toutefois, Walton ne se contente pas d'ajouter des détails auparavant inconnus à d’anciens compte-rendus. Dans un exemple d’histoire appliquée, il utilise l’examen du passé pour donner son point de vue sur des événements actuels, tels que la guerre en Ukraine, et soulever des questions importantes concernant l’avenir, notamment celle de savoir si les services de renseignement occidentaux peuvent l’emporter sur la Chine dans le contexte de la nouvelle guerre froide. 

« Spies » relate en détail l’émergence et le rôle des services de renseignement russes, de la Tchéka de Lénine au KGB de Staline et à leurs incarnations post-soviétiques. Il jette un nouvel éclairage sur leurs missions nationales et internationales, du recours meurtrier au NKVD, le prédécesseur du KGB, dans la Grande Terreur de Staline à l’infiltration d’espions soviétiques dans le projet Manhattan, chargés de transmettre à Moscou les secrets essentiels au développement de l’arme nucléaire par l’URSS.  Il décrit également comment le SVR et le FSB, les successeurs du KGB, utilisent encore les protocoles hérités de l’époque soviétique pour guider leurs activités d’espionnage, de désinformation et leurs actions clandestines à l’étranger et la répression au plan intérieur.     

Grâce au président Vladimir Poutine – lui-même ancien officier du KGB – les anciens membres du KGB dominent l’élite russe, y compris l’oligarchie économique corrompue, et sont à la tête des puissantes institutions coercitives qui transforment progressivement la Russie en un État autoritaire. Quelles qu’aient été leurs appellations, les services de sécurité russes ont formé l’épine dorsale des régimes au pouvoir au cours du XXe et XXIe siècles.

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Toutefois, comme le démontre Walton, les services de renseignement russes ont toujours présenté des défaillances notables, en particulier eu égard à la culture totalitaire qui empêche de dire la vérité au pouvoir en place. Des purges massives qui ont atteint jusqu’aux responsables du NKVD dans les années 1930 au processus de prise de décisions relevant du sommet de l'État sous Poutine, le message aux fonctionnaires subalternes du renseignement a toujours été simple : dites ce que votre dirigeant veut entendre, parce que les rapports et analyses sans filtre peuvent avoir des conséquences fatales – et pas seulement en termes de carrière.

D’après Walton, le conformisme débilitant qui caractérisait les évaluations du renseignement soviétique a signifié qu’il n’avait joué qu’un rôle marginal dans les décisions du Kremlin pendant la guerre froide. Le décalage entre les rapports approuvés et la réalité a aussi conduit à des erreurs stratégiques caractéristiques, notamment le rejet par Staline de la mise en garde du renseignement soviétique concernant l’invasion imminente de Hitler en 1941, et la décision désastreuse de Poutine d’envahir l’Ukraine en 2022.

La perspective historique de Walton fournit également un cadre précieux pour évaluer les performances des homologues occidentaux des Russes. Dès le début, affirme-t-il, les dirigeants occidentaux n’ont que tardivement reconnu les vulnérabilités de leurs sociétés ouvertes et l’ampleur de la menace posée par le renseignement soviétique.

À vrai dire, le renseignement américain a de son côté connu des débuts difficiles. Lorsque la Central Intelligence Agency (CIA) a été créée en 1947, le chef d’État-Major inter-armes des États-Unis Omar Bradley, furieux qu’on ne lui ait pas confié la charge de l’agence, s’est associé avec le directeur du FBI J. Edgar Hoover, lui-même plutôt hostile à cette nouvelle mouture du renseignement, pour couper les sources d’informations du premier directeur de la CIA, Roscoe Hillenkoetter. Ce dernier ne fut donc pas été informé du projet top-secret Venona, ni des faits concernant l’ampleur de l’espionnage soviétique, avant, pendant et après la Seconde guerre mondiale, révélés par le travail de cryptanalyse effectué par le renseignement américain pour tenter de casser les codes des communications du renseignement soviétique. Cette « pagaille » du renseignement américain, comme l’appelle à juste titre Walton, a duré jusqu’en 1952.

Certes, les rivalités bureaucratiques et les luttes politiques intestines ont perduré, alors même que la communauté américaine du renseignement parvenait à maturité. Mais l’ambivalence du grand public a également affecté le parcours des services de renseignement, en raison de divergences à propos de leur rôle dans une démocratie, associées à des décennies de controverse dues à des programmes d’actions clandestines soldées par un échec, de guerres par procuration menées à l’étranger et des abus de pouvoir au plan national.

À mesure qu’un monde en mutation transforme le contexte sécuritaire, les dirigeants nationaux auront besoin de la coopération du public. Mais la profonde polarisation politique et une méfiance accrue de la population envers le gouvernement, illustrées par (mais sans être limitées à) ceux qui croient aux allégations de l’ancien président Donald Trump concernant le fameux «  État profond », présentent de sérieux obstacles et menacent la démocratie et le rôle international des États-Unis.

Bien que Walton reconnaisse ces dangers, il est bien plus préoccupé par la menace que présente la Chine dans un monde de plus en plus dominé par la technologie. À cet égard, il ne mâche pas ses mots. Les dirigeants américains, soutient-il, ont ignoré l’offensive massive, sur plusieurs fronts, de la Chine en matière de renseignement, ont octroyé des ressources insuffisantes à la collectte d’informations et au contre-espionnage et sous-estimé les défis économiques, technologiques et stratégiques présentés par ce pays. « Si je devais dire où en sont les États-Unis aujourd’hui (vis-à-vis de la Chine), je les situerais à 1947 environ » écrit-il.

Cela dit, les arguments de Walton en faveur d’une action pour contrer la Chine n’ont pas la même profondeur d’analyse que celle qui étaye ses jugements sur  la Russie. Et ses recommandations concernant les futures activités de renseignement – basées sur les « leçons » des 100 dernières années – invitent certes à la réflexion, mais sont moins convaincantes. « L’âge des services secrets est révolu », écrit-il dans sa conclusion. « Dans un monde qui sera de plus en plus dominé par les informations de sources ouvertes, l’avenir du renseignement repose sur le secteur privé, et non sur les gouvernements ». Peut-être. Mais la foi que place Walton dans la technologie en tant que solution miracle pour le monde du renseignement, ainsi que les possibilités de cooptation d’entreprises qui démontrent chaque jour leur réticence à quitter le marché chinois, méritent d’être accueillies avec scepticisme.

Comme le note Walton, il se peut que l’histoire ne se répète pas, mais parfois elle rime, comme l’a noté Mark Twain avec esprit. Il reste à déterminer quelles sources – les outils de haute technologie, la collecte d’informations de sources ouvertes ou l’espionnage traditionnel –  offriront ce dont les pays ont besoin. Mais une chose est sûre : dans n’importe quelle démocratie, le soutien populaire et politique aux services de renseignement est vital. Pour réussir, un service de renseignement doit remporter l’adhésion de la nation.

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