771b150446f86f380e597221_m4317c.jpg Barrie Maguire

Les élites indiennes en crise

NEW DELHI – Compte tenu d’une population de 1,2 milliards d’habitants, l’élite dirigeante de l’Inde est étonnamment réduite, et maîtrise tout, du gouvernement aux grandes entreprises et même les organes sportifs. Mais une série de scandales, dont certains impliquent des milliards de dollars, ont depuis peu sérieusement entamé l’image de cette élite aux yeux de l’opinion indienne.

Pratiquement toute personne en position de pouvoir en Inde, y compris les journalistes de la presse écrite et télévisuelle connus, est maintenant considérée avec méfiance. Et ce à un moment où la croissance économique projette une population jeune et en pleine ascension sociale dans la classe moyenne urbaine. Cette nouvelle classe moyenne n’est plus contrainte par les systèmes de parrainage villageois, mais elle ne profite pas non plus  de cette confortable relation qui lie la vieille classe moyenne à l’élite. Cette crise de l’élite pourrait-elle déclencher son propre « moment Tiananmen » ?

A l’exception des régimes totalitaires, l’élite d’un pays dépend d’un certain degré d’assentiment populaire, qui dérive principalement de la conviction selon laquelle l’élite est généralement « juste » dans ses relations. Suite à la récente série de scandales, l’Indien moyen n’y croit plus.

L’Inde n’est bien sûr pas la seule à avoir des doutes concernant son élite dirigeante. Presque tous les pays connaissant un glissement de l’équilibre pré-industriel basé sur le parrainage vers un équilibre fondé sur des institutions modernes et l’autorité de la loi ont été confrontés à des crises de légitimité similaires.

Jusqu’au début du dix-neuvième siècle, par exemple, la vie politique britannique était extraordinairement corrompue. La vieille aristocratie n’était non seulement pas majoritairement représentée à la Chambre des Lords, mais elle usait aussi de son influence pour faire élire des proches, des membres de la famille, des amis à la Chambre des Communes en exploitant la principale faiblesse institutionnelle – l’existence de « bourgs pourris » qui pouvaient être achetés et vendus.

Le Duc de Newcastle à lui seul est supposé avoir contrôlé sept de ces bourgs, chacun avec deux représentants. Dans le même temps, de grandes villes industrielles populeuses, comme Birmingham et Manchester, étaient à peine représentées. En 1819, une foule de  60 000 personnes se rassemblât à Manchester pour demander des réformes, avant d’être chargée par la cavalerie. Quinze personnes furent tuées et de nombreuses autres blessées dans ce qui est désormais appelé le Massacre de Peterloo.

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Le souvenir de la récente et violente Révolution Française était encore très présent et l’élite britannique acceptât donc sans grand enthousiasme le principe de réformes démocratiques. Finalement, la loi de réforme de 1832 abolit les bourgs pourris et étendit la franchise à la nouvelle classe moyenne (la classe ouvrière et les femmes devraient attendre).

Les Etats-Unis aussi ont traversé une période d’industrialisation menée par des barons-larons dans les années 1870 et 1880. L’avidité et la corruption de cette époque ont fait l’objet en 1873 d’une satyre de Mark Twain et Charles Dudley Warner dans leur livre The Gilded Age: A Tale of Today (L’Age doré, ndt). Cette période a pris fin avec la récession de 1893-96, laissant place aux plus importantes réformes politiques de l’ère Progressiste.

La nature des élites gouvernantes en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis a connu une transition relativement douce. Mais en de nombreuses autres circonstances, ce changement a été soudain et violent, comme dans le cas des révolutions française et russe, par exemple. En Allemagne, la vieille élite prussienne a réussi avec succès l’industrialisation du pays à la fin du dix-neuvième siècle, mais fut discréditée par la défaite subie lors de la première guerre mondiale. Le nazisme s’installât alors dans ce vide et ce n’est qu’après la deuxième guerre mondiale qu’un nouvel équilibre s’est installé.

Des transitions similaires ont aussi été remarquées en Asie. Le Japon en a connu deux – la restauration de l’ère Meiji de 1868 et la période post deuxième guerre mondiale. La Corée du Sud était dirigée par des généraux jusqu’aux importantes manifestations étudiantes qui entrainèrent la transition démocratique de 1987. (Un grand nombre des principaux hommes d’affaires du pays ont fait l’objet de poursuites dans les années qui suivirent.) L’Indonésie a vécu sa transition plus récemment, en 1998.

Lorsque la Chine s’est vue confrontée à cette même expérience lors des manifestations de la place Tiananmen en 1989, l’état communiste a réprimé la révolte des étudiants avec une main de fer mais s’est depuis uniquement concentré sur la croissance économique. La corruption demeure un problème majeur, mais les autorités prennent soin de punir les pires excès d’une manière extrêmement visible. Malgré tout, comme l’a démontré la récente controverse à propos du prix Nobel, le gouvernement reste fébrile face à n’importe quelle forme de contestation défiant la légitimité de l’élite dirigeante.

Même avec un pouvoir d’achat réajusté, la classe moyenne ne représente aujourd’hui en Inde pas plus de 70 millions de personnes (nettement moins que ce que l’on pourrait croire). Mais, dans la décennie à venir, la classe moyenne établie actuellement sera submergée par de nouveaux arrivants qui se hisseront depuis les bidonvilles, les petites villes et les villages du pays,

Ils sont partout – apprenant l’anglais dans des centres de formation, travaillant de manière anonyme dans les nouveaux centres commerciaux et autres centres d’appels, ou accédant soudainement à la notoriété en tant que stars sportives. L’Inde n’a jamais connu une telle mobilité sociale. Jusqu’à présent, ce nouveau groupe a été trop occupé à grimper les marches de l’échelle des revenus pour exprimer son ressentiment quant aux excès des élites, mais un sentiment croissant de colère parmi ses membres se fait sentir.

Il est impossible de prédire quand cette transition arrivera ni sous quelle forme. Mais compte tenu des traditions démocratiques de l’Inde, il est probable que ce changement sera pacifique. Il est possible qu’il se fasse province par province – l’état précédemment ingouvernable du Bihar est un exemple illustratif.  

Mais nous pourrions aussi assister à une imprévisible tournure des évènements, avec un nouveau dirigeant ou mouvement politique qui attirerait soudain l’imagination populaire et qui balaierait tous les vieux arrangements. Nous avons appris de l’Allemagne nazi et d’autres contextes que de tels mouvements n’auguraient pas nécessairement d’heureux résultats.

L’élite indienne actuelle apprendra de l’histoire, se purgera, puis s’ouvrira à un nouveau talent. De nombreuses enquêtes ont été commandées sur les récents scandales de corruption. Dans le courant de cette année, les Indiens découvriront si de tels efforts sont effectivement sérieux et s’ils mèneront à une réforme – ou simplement à une crise plus profonde.

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