Une Sociale Démocratie européenne au pouvoir impuissant

A première vue, l’actualité politique en Europe donne l’impression d’une crise de la Sociale Démocratie. Effondrement de Gordon Brown en Grande-Bretagne, choc brutal de la crise économique en Espagne, difficultés de renouvellement du leadership socialiste en France, éclatement de la coalition de Centre gauche en Italie, conflits internes véhéments au SPD allemand : tout cela confirme apparemment que cette grande force internationale n’est pas au mieux de sa forme et ne semble pas prête à profiter de l’occasion qu’en principe devrait lui donner la crise financière en cours pour reconquérir plus d’influence qu’elle n’en a aujourd’hui.

Je crois cependant que cette simultanéité dans les difficultés visibles n’a pas une vraie valeur de causalité. Les maladresses ou les fautes dans l’art de gouverner ne se trouvent pas qu’à gauche : la Belgique est totalement paralysée par une menace d’éclatement, l’Autriche est toujours à la recherche d’un ciment pour son improbable coalition conservatrice, la Pologne a du mal à trouver un centre de gravité stable pour ses multiples pulsions réactionnaires, le Président français accumule les records d’impopularité.

Deux éléments me paraissent porteurs de signification pour déchiffrer l’incertitude européenne actuelle. C’est d’abord la crise économico-financière dans laquelle nous nous enfonçons lentement, et c’est ensuite la façon dont les médias la représentent. Je ressens le combiné des deux comme fondateur de cette impression d’impuissance qui affecte aujourd’hui toute l’Europe et paraît marquer spécialement la sociale démocratie.

Dans leurs comptes-rendus de la crise, les médias ont trop centré leurs analyses sur la seule finance et pas assez sur le ralentissement profond de la croissance économique, lequel rend l’ensemble des pays développés moins résistant aux chocs financiers provoqués d’abord par les subprimes puis par les paquets de créances mélangées, ensuite fabriqués pour diluer les risques liés aux subprimes. C’est en effet la combinaison des incertitudes bancaires avec le fléchissement de la croissance et l’aggravation des risques de sous emploi et de travail précaire qui ouvre ces situations de fragilité politique repérables en Grande-Bretagne, en Espagne, en Italie et ailleurs.

Il y a là un vrai problème idéologique. La deuxième moitié du XXème siècle a vu la victoire de l’économie de marché sur l’économie administrée. Toute la gauche qui avait autrefois rencontré Marx y a perdu tous ses repères. Même la sociale démocratie, qui avait fait, notamment en Scandinavie, de l’excellente régulation capitaliste, s’est trouvée sans voix pour intervenir dans la controverse entre keynésiens et monétaristes. Et les monétaristes ont gagné dans la totalité du monde développé. La croyance dominante aujourd’hui acceptée veut que l’équilibre des marchés soit optimal en tout état de causes, et que par conséquent aucune intervention ou régulation publique ne soit ni efficace ni souhaitable.

La crise dans laquelle nous sommes entrés sanctionne, gravement, l’immense erreur intellectuelle ainsi commise. Non seulement l’affaissement des régulations sociales et financières jusqu’ici acceptées rend compte de la baisse relative mais importante des revenus salariaux dans le PIB de tous les pays développés ces trente dernières années, donc du ralentissement de la consommation, mais en outre le démantèlement délibéré des contrôles permet à la profession bancaire de faire ce que bon lui semble. Pourtant, à en juger par la couverture médiatique, les deux crises cumulées des subprimes et des packages qui paralysent la finance mondiale ont pour cause exclusive l’« immoralité » des banquiers, et en rien une panne de système.

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Mais la dérégulation, la privatisation, l’affaiblissement des services publics, le retour du profit comme paradigme majeur, tout cela arrange trop de monde. Par conséquent, la bataille politique pour rétablir le sens de l’intérêt général, celui de la règle et celui de l’équilibre ne peut être que longue et dure. Ses aspects sociaux et politiques sont évidents. Il est tout aussi clair, même si c’est moins reconnu, que la priorité dans cette bataille va à son aspect intellectuel : il faut relégitimer le principe d’une règle du jeu et celui d’une puissance publique régulatrice.

Ce devrait être le rôle des sociaux-démocrates, or c’est là que le bât blesse. Nous, sociaux-démocrates, ne pouvons plus mener de telles batailles, car le problème est idéologique mais aussi culturel. Le système médiatique n’est plus un commentateur mais un acteur qui a pris le commandement par l’image. Il ne laisse mener ou ne sait mener que les batailles qui font le plus beau spectacle : affrontements de charismes, violence et répression, identité nationale, attitudes morales et sexuelles. Pour les médias contemporains, les controverses techniques sur l’art de faire marcher la société n’ont aucun intérêt, elles ne rapportent pas assez d’audience.

Dans la préparation de son prochain Congrès, le Parti Socialiste de France vient de succomber à cette réalité. On sait déjà qu’on y verra un superbe ballet médiatique mais qu’on n’y entendra guère parler de régulation économique. Le cas espagnol est analogue : un gouvernement homogène compétent et respecté se trouve frappé de plein fouet par une crise financière venue d’ailleurs. Au lieu de ne s’occuper que de cela, le voilà rattrapé par la Saint‑Guy médiatique. Tout ce qui menace la stabilité du pouvoir fait vendre du papier et de l’espace, tout en compliquant la solution des problèmes sous-jacents.

Dans un système où les médias se comportent de cette façon, c’est purement et simplement la démocratie qui est menacée, en plus de l’économie.

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